mardi 11 décembre 2012

(des formes de vie) / morale - ethos - disponibilité, le diaporama

Le 1er décembre dernier, nous recevions dans nos espaces le projet (des formes de vie) mené par Franck Leibovici et soutenu par les Laboratoires d'Aubervilliers.

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Franck Leibovici a entamé en 2011 une recherche portant sur les "formes de vie" et les "écosystèmes" que produit une pratique artistique. Avec l'aide des Laboratoires d'Aubervilliers, il a contacté un grand nombre d'artistes et leur a demandé de produire un document, sans contrainte de support, permettant d'illustrer ou de rendre compte de cette "écologie de l'œuvre". Les éléments ainsi collectés et rassemblés sont publiés en septembre 2012 sous la forme d'un atlas avec stickers et d'une série d'évènements publics aux Laboratoires d'Aubervilliers et dans des lieux partenaires.
Chaque soirée est construite autour de trois mots-clés choisis par l'institution d'accueil. Ces tags permettent de traverser d'une façon nouvelle l'atlas du projet (des formes de vie). Pour cette soirée à Khiasma, Franck Leibovici met en question la dimension morale de sa recherche, et convie certains artistes à venir témoigner

Mots-clés de cette soirée : morale - ethos - disponibilité

Visite d'exposition, lecture et interventions, avec les réponses de: BADco (vidéo), Zbynek Baladran (vidéo), Bojana Cvejic / 6 Months 1 Location (lecture), Frédéric Danos (ready-made), Jochen Dehn (image), Emilie Parendeau (intervention), Dominique Petitgand (texte), Chloé Quenum (mobile), Pedro Reyes (installation), Till Roeskens (texte), Manon Santkin (livret), Vittorio Santoro (image), Maya Schweizer (série d'images), Rasa Todosijevic (texte) et Lawrence Weiner (partition)


> en savoir plus sur (des formes de vie)
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Découvrez un diaporama de cette soirée, en sons et images (crédit photos : Matthieu Gauchet)



(des formes de vie), de Franck Leibovici avec la collaboration des Laboratoires d'Aubervilliers- Espace KHIASMA from hugo masson on Vimeo.


Ecoutez chacune des lectures dans leur intégralité :

Virginie Bobin & Franck Leibovici lisent un texte de Pedro Reyes



Frédéric Danos lit un texte de Rasa Todosijevic



Till Roeskens lit des passages de La Conquête du Pain, de Pierre Kropotkine

jeudi 6 décembre 2012

Mon Quartier du Futur / Hélène Coeur

Dans le cadre de sa résidence aux Fougères (Paris XXe), Hélène Cœur, réalisatrice radio, a mené un atelier plastique et sonore avec une classe de CP-CM2 de l'école Le Vau. Les enfants ont ainsi contribué au portrait de quartier dressé par l'artiste en ébauchant leur territoire du futur. Cascades féériques, gouffres mystérieux, viennent composer un ailleurs empreint d'imaginaire.



"Mon quartier du futur", une intervention artistique d'Hélène Coeur - Avec les CP-CM2 de L'Ecole Le Vau from hugo masson on Vimeo.


A LIRE : une présentation par Hélène Coeur de sa résidence dans le quartier des Fougères > la Fougère, à l'écoute du temps

samedi 17 novembre 2012

De la distraction comme art politique

Buster Keaton, un célèbre distrait






























Soirée de clôture avec Simon Quéheillard

Le samedi 17 novembre à Khiasma à 20h30

Cher Simon,

Nous voici au terme de ton exposition ma plaque sensible qui a duré deux mois à l'Espace Khiasma. Notre aventure partagée est évidemment plus longue. Il y a plusieurs années, tu présentais ici tes vidéos de flaques lors d'une soirée de projection et nous parlions déjà ensemble en 2010 de ces questions d'entropie qui trouvent de nouveau un écho particulier dans ton dernier film Maître-vent.
Sur le modèle des invitations que tu as adressées à Bernard Friot et Gilles Tiberghien, je t'écris ici à mon tour pour t'inviter à partager avec notre équipe et le public, ce dernier moment de ton exposition. Evidemment de nombreux sujets me viennent à l'esprit, certains anciens et récurrents dans ton travail, d'autres plus récents comme la question burlesque et cette relation particulière que tu entretiens avec le cinéma – comme art mais aussi comme dispositif – que j'ai découverte à la faveur de cette exposition. Difficile dans cette invitation de balayer tous les sujets que nous avons ouverts souvent tard dans la nuit lors de l'accrochage en mettant en commun et en chorale nos talents de bavards. Je m'arrête sur quelques points pour cette invitation qui devra fatalement en appeler d'autres.

Pour tout dire, selon un principe maintenant éprouvé, je me suis de nouveau rendu compte qu'à chaque fois que nous nous attelons à une question, celle-ci semble présente en toute chose que nous rencontrons par la suite. Aussi, depuis quelques mois, tout m'a semblé relever de l'apparition, qu'il s'agisse de formes ou d'idées – notions qui d'ailleurs se rejoignent dans ma considération de l'art comme une pensée au-delà même de la littérature critique qui l'accompagne. Il s'agirait alors de créer les conditions pour percevoir « ce qui est déjà là », de « faire monter l'image » qui est sous nos yeux.
Les conditions dont je parle ici, il me semble bien difficile de les nommer avec précision. Elles résistent à la définition dans la mesure où elles relèvent avant tout de l'expérience, c'est-à-dire d'une certaine forme d'engagement – engagement qui, convoquant une présence aux choses, est peut-être la dernière barrière au « devenir communication » de l'art et à la transformation des œuvres en signes. Mais l'image n'apparaît pas parce qu'on la force à se former, elle nécessite une disposition. J'ai pensé à cette idée de disposition car elle permet d'englober en un seul geste le principe du dispositif mais aussi la notion de disponibilité, c'est-à-dire autant des conditions matérielles qu'une qualité particulière de présence de celui qui s'engage dans l'expérience de voir.

Construire l'exposition ma plaque sensible a permis d'expérimenter ensemble cette pensée du lieu à laquelle je suis sensible et dont nous avons souvent parlé : imaginer le lieu au-delà de sa forme matériel comme un dispositif d'apparition, un jeu de situations qu'il serait possible de réindexer à l'infini – comme je l'évoquais il y a quelques temps dans le texte de mon intervention à Lorient, Tout ce que j'ai vu a disparu. Prendre ainsi une certaine distance avec l'idée d'institution culturelle, de centre d'art, pour imaginer le lieu comme une dimension de l'œuvre. La manière dont tu as fait de ton exposition à Khiasma à la fois un espace pour voir tes œuvres mais aussi un lieu de rencontre pour continuer à en étendre les perspectives – du Land Art à la fiche de paye – compose pour moi une dimension importante de ta proposition. Tu vas ici clairement à l'encontre de l'idée d'une totale autonomie de l'œuvre comme marchandise mondialisée pour quelque part l'inscrire dans un contexte qu'elle change et qui la change. Nous reparlerons de cette question de l'ancrage qui est aussi le sujet que je tente de mettre au travail dans ma proposition pour la Biennale du Bénin, partant du postulat qu'il ne peut y avoir de pensée politique sans un lieu à partir duquel on parle.

J'ai noté une autre chose. Comme nous l'avons déjà évoqué ensemble, ces conditions pour voir, cet engagement appellent paradoxalement à une certaine distraction. Alors qu'il semble nécessaire d'aiguiser nos sens, l'usage du terme de distraction peut paraître paradoxal si on l'entend comme une forme d'inattention. Je l'imagine pour ma part comme un principe d'intelligence des bords, des marges, de ce qui dans notre vision périphérique reste plongé dans le flou – peut-être qu'à partir de là, nous pourrons venir à parler de « l'excentrique » qui me semble faire le lien entre cette idée de décentrement et la notion de burlesque qui apparu plus clairement dans tes travaux récents. C'est à mes yeux le propre des artistes que de prêter une attention particulière à ce qui n'est pas au centre, de regarder ce qui n'est pas le sujet, de développer une certaine « déconcentration » du regard. Cette acuité demande une certaine disponibilité dont nous nous sentons de plus en plus orphelins dans les formes de vie que nous offrent nos sociétés. C'est cette disposition que la pensée chinoise nomme le «non agir» et qui me semble irriguer l'imaginaire de ton travail. Mais de tout cela, nous aurons l'occasion de reparler.

À ce soir,

Olivier Marboeuf.

samedi 10 novembre 2012

Orectognosie - extraits du dialogue de Simon Quéheillard avec Gilles Tiberghien / part 2



Ainsi, plus loin encore que les forces sur lesquelles insistaient Simon Quéheillard, forces qui traversent le Land Art et qui ont en sont dans une certaine mesure aussi leur sujet, l'écriture elle-même s'ajoute à ce lot de forces, et se mêle aux mouvements entropiques et historiques qui fascinaient tant Robert Smithson. D'ores et déjà car c'est dans le contexte d'une réédition séparée de la première par vingt années, d'ajouts, de précisions, de rectifications que Gilles Tiberghien est intervenu à l'Espace Khiasma. Vingt années qui ont vu ce "bouquin de cailloux" prendre une ampleur insoupçonnée. Comme obéissant au kairos grec, moment opportun, évoqué par Tiberghien, si cher à Quéheillard, que l'on pourrait se représenter comme l'épaisseur du temps, ou sa profondeur, et qui le fait basculer dans un sens décisif - et qui ne va pas sans une certaine metis, intelligence ou ruse.


"L'expérience de l'écriture" par Gilles Tiberghien - Part 1 / Espace Khiasma - 24/10/2012 from hugo masson on Vimeo.

Simon Quéheillard : "Une fois qu'on a écrit, il est difficile de parler de ce qui est écrit. On écrit pour pallier la mémoire, qui est volatile. L'écriture entre en conflit avec la parole". C'est la metis de l'écriture que de déjouer le piège de la parole, et son kairos de pallier la mémoire, lui donner sa profondeur. Metis déjoue, kairos détourne, et fait dériver. C'est cette profondeur qui se retrouve dans cette drôle de pratique initiée par Emmanuel Hocquard et Olivier Cadiot, qui consiste à recopier une phrase d'un écrivain, et la lui envoyer. Un jeu avec la volatilité de la mémoire, un détournement du vol de la mémoire, un vol à la mémoire par l'écriture - c'est ce jeu qui constitue tout l'intérêt d'envoyer ses propres mots à un écrivain, lui revenant non plus comme ses mots, mais comme des mots, comme des doubles, ou comme des négatifs - ou des double negative. Le jeu est un jeu avec le centre. L'orectognosie nous apprenait qu'on n'occupe jamais le centre. Et ce décentrement, c'est l'espace de l'écriture.


"L'expérience de l'écriture" par Gilles Tiberghien - Part 2 / Espace Khiasma - 24/10/2012 from hugo masson on Vimeo.

Gilles Tiberghien rapporte que le pédiatre de Robert Smithson, c'était William Carlos Williams. Ce qui peut expliquer son lien avec la Beat Generation. Mais il nous semble tout à fait opportun - kairotique - de nous demander alors : Qu'est-ce que fait un pédiatre ? Qu'est-ce qui distingue la pratique d'un pédiatre-Williams, médecin de l'enfant-Smithson ? L'enjeu est de contourner l'anxiété de l'enfant, de le détourner de l'anxiété de la possible douleur du soin.
Un pédiatre détourne l'attention - il demande à l'enfant de chanter, ou de parler de ses centres d'intérêt. Ses centres. Double Negative. Le centre, on n'y est jamais. Et si tout résidait dans l'intérêt, que l'on donne comme centré. Détourner l'attention, ce serait précisément, décentrer, faire qu'on aperçoive que l'on n'est pas au centre, qu'on ne peut pas y être. Détourner l'attention. Pour l'amener ailleurs ? Et pour l'écarter de quoi ? l'écarter de l'écriture ? Ou l'y ramener ? Et si c'était la même chose ?
Smithson a écrit. Dans une revue intitulée "0 to 9". De zéro à neuf ? Zéro à neuf, comme dans it happens to me, zéro arrive à neuf ? Il arrive à neuf d'être zéro ? de zéro à neuf, comme les mois de la vie intra-utérine ? L'écriture comme la gestation des oeuvres de Land Art ? Comme la gestation des cailloux ? Comme décentrement, ou bien comme gestation du décentrement ? Et comment comprendre le geste de la gestation, si ce n'est pas un décentrement ? Peut-être comme le geste de tracer - Gilles Tiberghien : "Les images des oeuvres sont comme des traces, des indicateurs qui invitent à aller voir ce qu'elles sont, à en faire l'expérience directement"
En 20 ans, le livre de Tiberghien a été précisé, augmenté, et ces ajouts, qui ont traits à l'évolution du Land-Art, ainsi qu'au travail d'artistes proches de ce mouvement, sans en faire historiquement voire conceptuellement partie, Tiberghien leur consacre un chapitre de son livre qu'il intitule "hors-champ". Et qu'est-ce qu'un hors-champ lorsqu'on parle de Land-Art, sinon un hors-livre, comme si l'écriture réclamait de se perpétuer au-delà de ce que le livre posait comme son sujet. Comme si l'écriture agissait telle une force, une injonction à la fois digressive et inclusive, pour faire entrer dans le livre, toujours plus, une matière qu'elle ne se contente plus d'impliquer. A la fois écarter du livre, à la fois y ramener. Et ce faisant laissant le livre constamment ouvert.

mercredi 31 octobre 2012

Orectognosie - extraits du dialogue de Simon Quéheillard avec Gilles Tiberghien / part 1


Mercredi 24 octobre dernier, Gilles Tiberghien est venu nous parler de son ouvrage, Land Art, récemment réédité aux éditions Carré, dans le cadre d'un dialogue proposé par Simon Quéheillard.
Lire la lettre d'invitation adressée par Simon Quéheillard à Gilles Tiberghien

De la conflagration d'ondes gamma émises par les cerveaux communiant à l'occasion de cette soirée, et bien qu'il ait été question à maintes reprises d'entropie, d'autres thèmes, plus ou moins proches du Land Art, semblent avoir parcouru et structuré cet échange. Comme fils rouges, catalyseurs ou parfois même comme impensés - en-dehors, sinon envers de la discussion grâce auxquels elle devient possible.

Michael Heizer, Double Negative, 1969

En guise d'introduction pour cette série d'extraits, une présentation de Double Négative de Michael Heizer, où l'on découvre le terme d' "orectognosie", ou connaissance par le creusement, qui nous achemine vers un certain "principe esthétique d'incertitude".



"Double Negative" de Michael Heizer, par Gilles Tiberghien / Espace Khiasma - 24/10/2012 from hugo masson on Vimeo.

La géologie surgira un peu plus loin à nouveau dans le dialogue, et sous une forme légèrement différente, alors que Gilles Tiberghien évoque la multiplicité des procédures employées par Richard Long dans son travail : "Chez Richard Long, il y a beaucoup de procédures différentes, et très intéressantes… Il démultiplie les procédures. Il travaille beaucoup avec des cartes - il dit qu'il fait apparaître de la géographie sous la géométrie". Apparition qui n'est pas sans rappeler une des préoccupations majeures de Simon Quéheillard...

Richard Long, Wind Line, 1985

samedi 20 octobre 2012

Le Land Art et ses forces matérielles par Simon Quéheillard




Une soirée avec Gilles Tiberghien
Le 24 octobre 2012 à Khiasma à 20h30



Cher Gilles,

              voici quelques pistes, si vous le souhaitez, concernant cette soirée du vingt quatre octobre en votre compagnie. Tout d’abord, nous serions heureux que vous puissiez nous faire part de l’évolution récente de vos travaux sur le Land Art, à travers cette nouvelle édition d’un livre pour lequel vous avez lancé un appel à souscription. D’autre part, un point d’ancrage que nous souhaiterions vous soumettre, concernant cette soirée, est l’exposition ma plaque sensible qui se tient actuellement à l’Espace Khiasma. Il n’y est pas question, à proprement parler, de Land Art, bien que ce courant et cette période de l’histoire représente pour moi une des sources principales d’intérêt dans l’art du XXème siècle. Mais un des points centraux de cette exposition, reprenant les mots de Robert Smithson, consiste à « se frotter à la matérialité du monde extérieur ». Les œuvres présentées y mettent exclusivement en scène des principes physiques et des procédures matérielles. Quels rapports, aujourd’hui, l’art entretient-il avec les forces matérielles qui animent nos sociétés ? La référence aux puits de forages pétroliers qui s’affirme dans le Kilomètre de terre vertical, de Walter De Maria, pourrait s’associer à cette idée (tout comme la référence de Carl André aux chemins de fer). Aujourd’hui, des forces considérables sont en jeu dans notre civilisation industrielle, tout comme, en leur temps, les sorciers disposaient du pouvoir de déclencher les tempêtes, d’où provient aujourd’hui l’expression « faire la pluie et le beau temps ». Je pense aussi à De Maria affirmant : « J’aime les catastrophes naturelles ». Dans cette exposition à l'Espace Khiasma, le film Maître-vent orchestre cette mise en scène à travers la puissance des courants d’airs engendrés par le passage de camions semi-remorques, sur le bord d’une route nationale (il s’agit là de la N19, située au niveau de la raffinerie TOTAL, en Seine et Marne). Un cinéaste comme Artavazd Pelechian a pu, lui aussi, aborder ces questions à travers un film comme Les saisons (mise en scène des forces naturelles dans l’expérience de la transhumance en Hongrie) ou bien Notre siècle (puissances techniques accomplies par l’industrie). Ce qui importe, pour l’heure, serait de pouvoir travailler à ce que Jean Lacoste nomme une « sociologie des sens », que nous pourrions aussi formuler par « un matérialisme des sensations ». Quelles implications les infrastructures techniques matérielles imposées à notre usage commun modifient-elles dans notre perception ? Le point de départ étant résolument une approche sensorielle, affirmant là une des spécificités de l’art. À travers les carrières, les mines abandonnées ou les paysages entropiques, il semble que tous les artistes du Land Art de la première génération, dont il est question dans votre livre, se sont confrontés à ces questions. J’éprouve une certaine émotion à la vue de la reproduction d’une photographie d’un paysage industriel de la côte est des Etats-Unis, dans le premier chapitre de votre livre. Elle affirme le lieu de production de la matière, à partir de quoi il nous faut penser. L’intérêt que peuvent y porter les artistes est alors inséparable d’un temps social qui rythme la cadence de nos sociétés. Cette question s’est aussi affirmée avec le constructivisme russe, au début du siècle. Je pense par exemple à la Symphonie des sirènes, du compositeur Arseny Avraamov. Une incroyable symphonie futuriste réalisée dans le port de Baku, pour le 5e anniversaire de la révolution, en 1922, avec les sirènes des usines et des navires de la mer caspienne, des camions, le moteur des hydravions, vingt-cinq locomotives à vapeur, des sifflets et des chœurs. L’art russe s’accompagnant bien sûr d’une forme d’exaltation que ne comporte pas le Land Art américain. On voit d’ailleurs mal comment l’entropie ou le désert du Névada pourrait servir à vanter les mérites d’un projet politique. Mais il est intéressant d’observer comment les artistes de ces deux grandes périodes historiques ont chacun bénéficié d’une grande dynamique sociale entraînant toute la société. Il y eu le constructivisme en regard de la révolution russe, ainsi que les évènements de mai 68 à travers le monde, et tous les mouvements sociaux des années soixante-dix, pour le Land Art américain. Qu’est-ce que le Land Art, aujourd’hui, dans un pays subissant une vague de désindustrialisation ? Quand un ordinateur portable tend à devenir lisse et plat, par une forme de simulation, reléguant la présence matérielle des objets dans une forme d’archaïsme. Je me souviens qu’enfant, dans les années quatre-vingt, nous mettions de véritables torgnoles au poste de télévision à tube cathodique lorsque l’image venait à défaillir, ou à disparaître, comme elle le faisait de temps à autres, dans une sorte de convulsion. C’était un rapport pour le moins musclé à la technique. Le Land Art de la première époque nous prémunit d’un monde où, comme le diagnostiquait Walter Benjamin, « une automobile ne pèse pas plus lourd qu’un chapeau de paille, et où le fruit sur l’arbre s’arrondit aussi vite que la nacelle d’un ballon ».

    À l'Espace Khiasma, certaines des œuvres présentées sont marquées par la présence de résidus, objets échoués, déchets à l’abandon ou jetés au rebus (tel le matériau du chiffonnier), à partir desquels peut être envisagé la construction d’un vocabulaire, ou d’un alphabet. Après avoir été récoltés, ces objets sont rassemblés, puis classés, dans une sorte de boîte à outil, ou coffre à jouet, devenant le matériau à partir duquel pourra être penser la mise en scène d’un film. Ces objets à l’abandon témoignent dans la ville d’une forme de vacuité. Cette vacuité demeure pour moi un des espaces privilégiés de l’observation. Là où les choses, comme le disait Hannah Arendt, « sont dispensées de la corvée d’être utile » apparaît pour nous le lieu d’une expérience de pensée. La présence de résidus, et cela même au cœur de nos villes, induit de fait la présence d’un espace résiduel. « Je pense être d’accord, comme l’écrivait Smithson, avec l’idée de Flaubert selon laquelle l’art est la poursuite de l’inutile, et plus les choses sont vaines plus je les aime. »
   
    Un autre aspect de l’exposition a trait à la question de « l’apparition des images » et de leur surgissement, à travers une série de photographies. Tout comme L’image dans le papier (titre d’un livre et de ma précédente exposition), ma plaque sensible tire son contenu du langage et de la procédure photographique. Les notions et principes matériels à l’œuvre dans ce processus déterminent ma « mythologie ». De l’image latente à l’image révélée, une matrice de la perception se construit. Ce à partir de quoi le reste se doit d’être appréhendé.

    ma plaque sensible provient aussi de cette citation de Cézanne, décrivant le travail du peintre, dans le fameux texte de Joaquim Gasquet : « S’il n’intervient pas volontairement... entendez-moi bien. Toute sa volonté doit être de silence. Il doit faire taire en lui toutes les voix des préjugés, oublier, oublier, faire silence, être un écho parfait. Alors, sur sa plaque sensible, tout le paysage s’inscrira. Pour le fixer sur la toile, l’extérioriser, le métier interviendra ensuite, mais le métier respectueux qui, lui aussi, n’est prêt qu’à obéir, à traduire inconsciemment […]. » On pourrait distinguer deux temps dans le travail du photographe en laboratoire : l’acte de recouvrement (par contact) du papier par le révélateur (que l’on peut aussi appliquer au pinceau), ainsi que le voile de la photographie s’accomplissant de lui-même. Un temps propre à la révélation, accompagnant pour nous cette expérience de la lenteur, matériau laissé à son propre déploiement. Un laisser venir où nous voyons monter l’image.

    L’image du carton d’invitation montre un papier journal sur le trottoir d’une rue de Paris. Le papier se présente d’abord par la structure de son pliage d’où il tire sa forme. Mais ce faisant, sa contrepartie informe se déploie d’un même élan. La fibre du papier, d’où émerge la structure du pli, est elle-même soumise à son propre poids. Le poids que la matière fait peser sur elle-même ressort d’un conflit. C’est un composé indécomposable. Une seule et irréductible feuille de papier. Il structure la potence et le corps d’un pendu, d’un seul geste. Se joue ici une relation semblable au Wall Hanging, de Robert Morris. Comme vous l’écriviez, « Carl André reprochait à Rodtchenko d’assurer la stabilité de ses sculptures par des éléments de fixations cachés, au lieu de les faire tenir par leur seuls poids et masse, il n’en déclarait pas moins en 1970 que son œuvre appartenait à la tradition des artistes révolutionnaires russes Tatline et Rodtchenko ».

    Une des œuvres du Land Art se rapportant directement à cette idée de plaque sensible pourrait être le Bassin de terre vierge, d’Alan Sonfist. Un bassin de terre, de quinze mètres de diamètre, disposé sur le terrain d’une décharge d’industrie chimique, afin de capter les graines déplacées par le vent et commencer à en reconstituer la forêt. Après de multiples tentatives, c’est aussi ce principe là, de reconstitution de la flore, qui s’imposa à nous pour faire face à la profonde destruction mise en œuvre sur les champs de bataille de la marne, au cours de la guerre 14-18. Une guerre où comme l’écrivait Walter Benjamin, « des courants de haute fréquence traversèrent le paysage, de nouveaux astres se levèrent dans le ciel, l’espace aérien et les profondeurs marines résonnèrent du bruit des hélices, et partout on creusa des fosses à sacrifice dans la Terre Mère ». Description qui n’est pas sans rappeler une certaine Symphonie des Sirènes, comme le Champs de paratonnerres, de Walter De Maria. Alan Sonfist répondant ainsi au dérèglement entropique de nos sociétés industrielles.


                                                Bien à vous,
                                                                                                                          Simon Quéheillard

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mercredi 3 octobre 2012

La fiche de paye comme plaque sensible - par Simon Quéheillard

 

Une soirée avec Bernard Friot

Le 13 novembre 2012 à Khiasma


Cher Bernard,

                         voici quelques pistes que nous aimerions te soumettre concernant ton intervention et cette soirée du treize novembre en ta compagnie. L’exposition qui prend place à l’Espace Khiasma s’intitule ma plaque sensible. Mais rassure-toi, il ne s’agit pas là de la sensibilité personnelle de l’artiste. Nous dirons plutôt qu’une plaque sensible est une surface où nous voyons apparaître les images à travers lesquelles se forgent nos représentations du monde. Nous les voyons apparaître d’elles-mêmes et cela bien avant de pouvoir les dire. Dans cette phrase, d’elles-mêmes est important. Il y a en cela un aspect réaction chimique (comment réagit l’émulsion), ou encore réaction cutanée (l’eczéma sur la peau). Ce que nous montre une plaque sensible est en jeu, et pour cette raison que nous sommes souvent pris au dépourvu. L’idée serait donc que tu nous parles de ta plaque sensible. Cela questionne cette dimension du déjà là, que tu qualifies de « révolutionnaire », dont nous ne saisissons pas toujours la portée. Dans ma plaque sensible, l’adjectif possessif ma ne désigne pas une appartenance, ni la propriété, mais un usage. Au sens où l’on pourrait dire d’un lieu qu’il est «  mon endroit préféré, celui où j’aime me promener ». Tu perçois là le double sens de l’adjectif, grammatical & politique, à partir duquel se construit la « propriété d’usage », que tu opposes à la « propriété lucrative ». Je ne me rappelle plus précisément comment, mais Emmanuel Hocquard écrivait quelque chose qui revenait à dire ceci : « quand vous dites ma vie. Comment pourrait-il être question de propriété ? ». ma plaque sensible est avant tout une plaque sensible. Puis elle deviendra cette plaque sensible. Celle dont j’ai besoin. Parler de sa plaque sensible équivaut en fait à décrire sa table de travail. C’est un art de la description, la description d’un outil déjà là et à notre portée, un dispositif de pensée plutôt qu’une théorie. La fiche de paye, ainsi révélée, sert de support au projet politique. En guise d’introduction, nous aimerions te soumettre ce petit texte qui, de manière concise, aborde la question de notre rapport à l’idéologie. C’est un synopsis écrit par Jean-Luc Godard pour une émission de télé, intitulée Six fois deux / Leçons de choses, diffusée sur FR3, en 1976.

Dans un café, discussion de travail entre deux types qui se communiquent leurs sentiments et réflexions à partir de documents divers.
L’un part plutôt d’un système d’explication du monde qu’il démontre à l’aide d’images et de sons assemblés dans un ordre certain.
L’autre part plutôt d’images et de sons qu’il assemble dans un certain ordre pour se faire une idée du monde.
Jean-Luc Godard, JLG/JLG


           Lorsque je t’ai demandé comment tu avais un jour envisagé d’exposer tes idées qui me semblaient renversantes, et que l’on trouve aujourd’hui dans tes livres, tu m’as répondu : « Je suis très heureux de t’entendre me poser cette question et je te remercie. J’ai mis douze ans pour écrire ma thèse (à quoi se sont ajoutés six ans pour la phase de rédaction). Douze années durant lesquelles j’ai fait l’expérience du bégaiement. Je bégayais au labo, où fort heureusement, je n’étais pas contraint de produire. Ce qui ne serait plus possible aujourd’hui dans ces termes, à travers les nouvelles méthodes d’évaluations mises en place comme la « bibliométrie ». Tout ce que je voyais ou observais, à travers les différents documents statistiques qu’il m’était donnés d’étudier, ne correspondait en rien (ou si peu) à ce que je savais, et que l’on m’avait enseigné ». Dans cette situation précédemment décrite, s’opère un décalage. Il se construit par le bégaiement. Le bégaiement est une forme de pensée souvent abordée chez Deleuze, par exemple. Là où la perception (ce qui est montré, perçu) met en question le langage (ce qui est dit). La « méthode plaque sensible » relève de ce conflit, de cet écart. Nous aimerions donc que tu envisages principalement cette intervention autour de ton expérience de chercheur. Tenter de décrire comment se sont révélés à toi les documents étudiés. Comment tu as vu ce déjà là ? Ces « éléments de déplacement du regard » auxquels tu fais allusion. Des choses qui, alors visibles, te semblaient impensables. Axer l’intervention sur ce décalage : cette expérience de l’étonnement. Tu parlais de l’errance qui précède ce moment-la. Il semblerait que ces douze années dont tu parles impliquent aussi une expérience du désaroi. Olivier Marboeuf (c’est le dirlo, tu le rencontreras) évoquait cette lenteur (et l’attente aussi) qu’implique obligatoirement tout procésus de révélation. « C’est lent à l’intérieur même du travail » disait-il. Un laisser venir où nous voyons monter l’image.

            Par la suite, quelles ont été les premières objections ou réticences auxquelles tu as été confronté parmi les chercheurs ? Quelle est ta situation parmi les différents courants de la sociologie ? Avec une partie consacrée à la critique incisive que tu fais de Bourdieu (pas courante pour un sociologue «  de gauche »).

            Enfin, comme tu le dit souvent : « Nous aimons travailler ». « Le travail est une réalité anthropologique fondamentale ». Nous aimerions que tu abordes comment se structure le débat, parmi les chercheurs, sur le plan anthropologique, du « salaire à vie », qui est au cœur du projet politique pour lequel tu te bats. En quoi le salaire à vie peut-il faire accroître le travail, dès lors que nous dissocions le travail concret (avoir un métier) de la mesure de la valeur (avoir un salaire, le travail abstrait). À ce sujet, reprendre des exemples de personnes ayant effectuées plusieurs carrières dans une même vie, comme un exemple d’émancipation par le travail, tout au long de sa vie.

           S’il t’est possible aussi, un petit point d’histoire au cours de la démonstration : que tu nous décrives dans les grandes lignes le fonctionnement d’une caisse de salaire (sécu, retraites). Prise de décisions, élections, rôle de l’état, etc. et leur évolution depuis 1945. Hommage à Ambroise Croizat, et un petit passage bien salé sur De Gaulle ne serait pas de refus.

          Prends ton temps, l’intervention durera le temps que tu le souhaites. J’ai souvent écouté, aux cours de tes interventions, la mise en circulation de ta voix (et de ta pensée) comme un effet « Boléro de Ravel ». Cela part d’un long crescendo très progressif, pour qu’éclate une modulation inattendue, qui finit en apothéose. Une danse traditionnelle andalouse que nous préférons laisser à son propre rythme. Ensuite, nous discuterons.

          À bientôt,
                              Simon Quéheillard 



Bernard Friot est économiste et sociologue. Il est par ailleurs l’un des membres fondateurs de l’association Réseau Salariat (à consulter sur www.reseau-salariat.info). Son dernier livre, L’enjeu du salaire, est publié aux éditions La Dispute.

> RÉSERVER POUR CETTE SOIRÉE

jeudi 26 juillet 2012

La Fougère à l’écoute du temps - un projet d'Hélène Cœur

Explorer un quartier, rencontrer les habitants, enregistrer les histoires, les récits.

Le quartier des Fougères sur un plan, les itinéraires que j’emprunte dans le quartier.

Le square Léon Frapié a été aménagé sur le périphérique. J’ai voulu commencer mon exploration par une recherche de documents sur la Zone, le périphérique, les fortifications.

Porte du Pré-Saint-Gervais en 1913 par Eugène Atget, sur le blog Paris perdu


La Zone dans les années 30 sur le blog Paris Unplugged. (Porte d’Ivry ?)


J’ai été frappée par ce que cette « Zone » porte d’imaginaire, de légendes : interlope, champêtre, de bric et de broc, floue, à la limite de… en bordure… terrain vague.

Au moment où cette approche a commencé pour moi, les enfants du quartier ont été invités par Khiasma à participer à un atelier « Monstres » : ils ont dessiné des créatures imaginaires, et leur dessin en main, m’ont raconté la vie de ces créatures dans le quartier.

Les lieux commencent alors à s’animer, peuplés de souvenirs glanés sur Internet et dans les bibliothèques, et de créatures imaginaires.
Pour, à mon tour, animer les vies des « Monstres des Fougères » j’ai choisi un mélange d’ambiances urbaines captées sur place, des extraits de musiques futuristes et vieillotes (Raymond Scott, Manhattan Research : musiques électroniques des années 40 aux années 60) des bruitages animaliers et des voix synthétiques.

Le square recompose l’ambiance champêtre, au-dessus du périphérique : il me semble que c’est une imbrication des passés et futurs, qui permettra d’évoquer ce quartier.

C’est alors qu’en parfaite symbiose avec mes rêveries, j’ai rencontré Claudine Pichon, qui a vécu dans le quartier depuis les années 40.
La vie champêtre fait irruption dans la ville, une chèvre entre dans un appartement, au rez-de-chaussée d’un HLM de la rue le Vau, on compte les étoiles filantes les soirs d’été, et on refait le monde au petit matin, après le bal, sur la Zone.

Lien vers le son, "les chèvres de la zone"


J’espère que ces premiers éléments vont inciter d’autres habitants à m’inviter dans une déambulation, promenade, à travers leurs souvenirs, leurs réalités ou leurs rêveries du quartier des Fougères.

Hélène Cœur

mardi 19 juin 2012

Robinsonnade VIII: Soi-même comme blanc-bec.



Kahnawaké, le nouveau territoire, internet. Interdit – Internet. Ou ce vieil adage qui trotte dans ma tête de blanc-bec: « Internet, c'est pas net ».

Pas net – l'internet, ou même ici la « blogosphère » est un territoire de jeu. Internet joue. Internet joue d'un trouble. Kahnawaké et les casinos en ligne. Jouer en ligne, c'est peut-être l'essence même de ce que peut être internet. Inter-net, et entre le net peut exister le jeu – le jeu dans le trouble.
Homo ludens – l'homme qui joue et: l'homme joue, comme cette grande et prétentieuse vérité. Et toutes les théories du jeu. Entre autres choses, on dit que le jeu est un moyen d'appréhender son territoire. Le jeu est le mode sous lequel les animaux s'approprient leur territoire. Chose assez évidente, finalement, mais qui prend d'autres proportions lorsque l'on pense à la dimension éminemment (on a déjà parlé de l'éminence, et des mondes souterrains qu'elle recouvre), donc, la dimension éminemment joueuse de la Cruauté.

Le jeu dans le trouble, et, par suite, le jeu dans la Cruauté. Par un effet de chance (car jouer, c'est encore tenter sa chance) les notions semblent littéralement tomber les unes des autres – échoir, comme l'échéance de la chance.
Alors la Cruauté serait échéance ou déchéance – bien sûr résonne là l'enfer de l'éminence. Ou l'éminence de l'enfer, du Mal. La question est: ce Mal – s'agit-il du mal que l'on oppose généralement au bien? Ou bien s'agit-il d'un mal qui serait au-dessus, au-delà de la distinction bien/mal? Comme un Mal originel?
Et n'est-ce pas ce Mal originel que représente l'Autre? Pensez à Sartre, si ça vous chante. Mais pensez-donc aux blancs-becs, dans mon genre. Et si l'on disait: l'enfer, c'est moi? Dostoiëvski n'est pas loin, de même que Stavroguine, le personnage central des Démons, et qui hante le roman plus qu'il ne l'habite.
Stavroguine – ou le raffinement, non pas russe, mais européen, qui se repaît de désordre et de trouble, fondamentalement et mentalement nihiliste, d'un nihilisme presque christique (et non pas critique), fasciné par l'extinction de toute différence. Extinction non pas radicale et tranchée, qui n'est pas rejet. Mais plutôt l'extinction de la différence par son anonymat, par sa massification.
Noyade de la différence, comme Ophélie face à la folie d'Hamlet.

Précision: citer Dostoïevski et Shakespeare dans un même texte est presque suicidaire (l'expérience suicidaire de l'écrire dont parle Cioran, peut-être?) car, contre un avortement, c'est noyer leur apport dans leur richesse même. Si vous voulez, il y a trop de choses en eux, et tout est noyé, et il n'y a pas sens à dire « Hamlet », « Ophélie » ou « Stavroguine ». Ces figures se vident en même temps qu'elles s'énoncent; comme le mot « silence » s'éteint en ce disant.

Je n'avoue pas ma défaite, mais je m'avoue blanc-bec.
Blanc-bec: celui empêtré, noyé inexorablement dans une masse (internet?) et qui ne portera sur la différence que des propos, à défaut de propositions, toujours empreints de leur présent – c'est-à-dire empreints/emprunts d'un passé donné comme trouble, mais aussi comme passé. « Passé » sous « silence ».
L'aveu est donc: pour moi, ces choses – les oppressions, les colonies – se donnent comme passées.
Peut-être – et plus qu'il ne l'imagine – le travail d'Olivier Marboeuf tend à penser (au moins penser – c'est dire! Et en même temps ne pas dire...) le caractère présent de la différence.
En-deçà de ce présent – dévorés que nous sommes par le fait que le passé ne cesse finalement de passer, sans jamais se présenter – en-deçà de ce présent, je suis condamné au trouble, à l'internet, à ces robinsonnades.
Je reste (le reste comme nouvelle catégorie, nécessairement bête, de la liaison entre passé et présent) je reste un blanc-bec. Ou un échiqueté?

Les blancs ne savent pas sauter. Les blancs-becs ne savent pas atterrir. Comme le dit Jean Durançon (dans son livre sur Georges Bataille), nous ne sommes jamais à la hauteur, mais toujours un peu au-dessus. Jamais à la hauteur. Toujours au-dessus. La piste que nous cherchions est une piste d'atterrissage. Faudrait-il que l'on se coupe les ailes? Et que fera-t-on d'un tel sacrifice?

Observation: certains oiseaux (ceux que j'ai vus étaient des pigeons – au hasard) étendent leurs ailes pour les abreuver de soleil. Ils se posent, toutes ailes déployées, et la chaleur du soleil les réchauffe. Leurs ailes, que l'on croyait servir à voler, servent aussi, et en fait, à emmagasiner de la chaleur, de l'énergie. A voler au soleil de l'énergie. Ce que seraient des ailes en-deça de la hauteur...

Vendredi – non la vie sauvage – mais un drôle d'oiseau, auquel on n'aurait pas coupé les ailes, mais qui les déploie à même le sol pour s'abreuver d'une lumière qui, au moins, le réchauffe. Vendredi se réchauffe avec Robinson (oh!), parce qu'il peut parler avec Robinson? Parce que Robinson lui apprend l'anglais? (l'angulaire anglais – l'angulaire langue anglaise, géo-métrique et ortho-normée, à la mesure du monde et légiférante)

Vendredi – l'oiseau dont le bec est blanc.
Clouer le bec, comme une crucifixion.

Robinsonnade VII: Soi-même comme éclat.



Sortie de soi vers l’autre. Comme éclatement. Eclats. Fragments. Disparate. Disparition. D’où la nécessité des cartes. Les cartes ne sont pas des vues globales, mais tracent les chemins vers les différents éclats.

vendredi 15 juin 2012

Robinsonnade VI: Soi-même comme 10.

Une autre question: pourquoi TEN? Pourquoi 10? Pourquoi y a-t-il dix doubles, ou clones?
Plusieurs possibilités: 
10 représente les 10 doigts des 2 mains.
10 représente la perfection dans la culture anglo-saxonne.
10 vient après 9. 9 est le nombre de l’homme dans l’imaginaire apocalyptique. Comme un au-delà de l’homme. 10 renvoie aux Commandements ou aux plaies d’Egypte.
10 relève de ce qu’on appelle l’algèbre de position, c’est-à-dire que l’on amorce une nouvelle série à partir du 1 en y apposant un 0. 1 et 0. Nietzsche, Crépuscule des Idoles: « Comment? Tu cherches à te multiplier par dix, par cent? Tu cherches des disciples? Alors cherche des zéros! » Le zéro constituant ici l’aliénation du disciple, le dix de Goldbach renverrait à ses clones comme de pures aliénations. Pures aliénations (alliées nations?) qui ressemblent en tous points à leur modèle.
Ressemblance parfaite (dix comme perfection) en sorte qu’on ne peut plus distinguer le modèle des copies. En sorte qu’il n’y a plus que des modèles, ou plus que des copies. Ou bien… ou bien. Et l’on tombe dans un manichéisme, où tout est soit noir soit blanc. Il n’y a pas d’entre-deux, il n’y a pas de différence quantitative, mais qualitative. Ou tout l’un, ou tout l’autre. Mais ces deux touts ne peuvent cohabiter que dans l’espace déployé par Niklas Goldbach. Et cet espace lui-même ne peut se déployer qu’à partir de 10, qu’à partir du moment où au 1 est adjoint un zéro, c’est-à-dire l’aliénation. Et par un effet de retournement (le retournement hégélien qui fait que le maître devient lui-même dépendant de l’esclave, a besoin de lui, de son travail - maîtrise devient méprise, et, oh! quelle méprise! on confond esclave et maître) il n’y a plus qu’un indécidable: ou ce sont tous des 1, ou tous des zéros.

TEN dit au fond la même chose que Ferdinand, dans Pierrot le Fou, à Marianne, alors qu‘ils vivent comme deux Robinsons: « avec toi, c’est pareil, sauf que c’est le contraire. » Avec TEN, c'est la même chose, sauf que c’est l’inverse.

jeudi 14 juin 2012

Robinsonnade V: Soi-même comme vivant.

 La question est donc: pourquoi la réalité est-elle indexée à la vérité? Pourquoi faut-il qu’une chose vraie soit réelle, et inversement, qu’une chose réelle soit vraie?
On pense tout à coup à dieu - et l’on voit combien la question de la démonstration de son existence est déterminante. dieu est vrai, donc il doit être réel. Mais dieu n’a rien d’une chose dite « réelle ». Ou comme disait Lacan, « Le réel, c’est l’impossible ». Par quoi précisément l’impossible devient éminemment possible. Et par quoi l’on voit que le contraire du possible, ce n’est pas l’impossible, mais un autre possible. L’impossible n’est pas négation du possible, mais de l’autre, en tant qu’autre.
Ou si l’on veut, il fallait qu’au possible soit opposé quelque chose comme l’impossible, afin de maintenir à l’écart l’autre. L’impossible, c’est l’Un-possible, c’est la possibilité de l’exception, cette exception qui « confirme la règle ». Un peu comme dieu. Sans doute l’impossible a à voir avec ce que l’on a appelé la théologie négative - qui dit que dieu n’est pas ceci, ni cela, mais il est éminemment ceci, et il est encore éminemment cela…
Eminence. Le sens propre: élévation de terrain, saillie. Comme l’appartement dans le film de Goldbach. Elevation qui indique la supériorité, ou encore, l’excellence.
Cella: garde manger, grenier, ou cellier
Cellatio: suite de petites chambres pour domestiques.
Vient de kel (« couvrir ») qui donne aussi celo, occulo « cacher », puis grec kalia (cabane) et plus loin gothique halja qui donne hell « enfer, monde sous terrain ».

Ogotemmêli, chasseur dogon aveugle, qui dévoila la richesse de la mythologie Dogon à Marcel Griaule, dans un ensemble d'entretiens sous le titre "Dieu d'Eau"

A noter que chez les Dogon, les morts sont « enterrés » au dessus du village, dans des sortes de greniers supérieurs. En sorte que la structure du village vivants/ morts, répond à la structure de la maison, où le grenier renferme les réserves de nourriture. Il y a donc une économie de la mort - oïkonomia, en grec, ce sont les règles de la maison - qui voient les morts constituer l’énergie en réserve pour les vivants. (voir Jean Rouch)
Pourquoi cette digression sur les Dogons? C’est qu’elle éclaire notre chemin, qui va de l’excellence, au garde-manger, à la cabane, sans doute celle de Robinson, pour révéler une certaine économie de la mort. Qui est tout autant une économie de la vie, ou plutôt, une économie des vivants et des morts, pour ne pas dire des morts-vivants, puisque l‘on parle aussi de l‘enfer. Ce ciel qu’ils habitent, ou plus près chez les Dogons, ce « grenier », tout cela semble répondre, structurellement, à nos possibles qui hantent par leur virtualité, la réalité.

Et c’est l’angoisse de Robinson qui se trouve ici redéfinie. Il ne s’agit plus simplement d’un enchaînement/déchaînement de possibles qui le troublent, et les fantasmes de dévorations peu innocents qui le rongent. Robinson est environné de fantômes, de morts dont il sent qu’ils sont une réserve d’énergie, mais une énergie qui en même temps qu’il s’en nourrira, le possèdera, ainsi cette conscience, dite diabolique « evil », qu’il voit en lui-même insinuer de l’autre, s’insinuer comme autre. On pourrait dire que Robinson fait l’expérience de la folie, mais on pourrait dire que Robinson fait l’expérience de la conscience. Et non loin du stade du miroir, il s’appréhende lui-même comme sujet, mais cette appréhension relève toujours de l’image, est une image, un reflet.
Robinson a peur de ce devenir autre que lui-même, peur de ne plus se ressembler, mais pourtant, et c’est bien ce que le texte nous dit, c’est bel et bien lui-même qu’il finit par reconnaître, et c’est finalement une chose qui le rassure. Elle le rassure, mais la menace semble persister, de la même façon que devenu autre, il est toujours soumis à la possibilité que, de cet autre reconnu sien, il dérive vers une nouvelle forme d’altérité. En somme, puisque j’ai pu changer une première fois, je peux encore changer une autre fois: le moi est fondamentalement instable, et dernier. Il n’est plus au centre de soi, mais à la périphérie, c’est lui qui est reconnu, et non l’autre. C’est à l’aune de l’autre que j’accède à moi-même.

Décentrement - comme les divagations d’Un Archipel. Autant d’ilôts situés « à la périphérie de Paris », mais aussi à la périphérie d’eux-mêmes. « La périphérie d’eux-mêmes », le génitif peut ici s’entendre dans tous les sens - la propre périphérie de l’ilôt, comme la périphérie par rapport à un autre ilôt. Le chant, comme marqueur du territoire, comme une invocation. Invocation qui est en même temps évocation. Dedans/dehors. Il faut sortir du dedans, dans le dehors, pour faire sien le dedans. Mais une fois mis le pied dans le dehors, le dehors vacille comme dehors, et il devient dedans, tout comme le dedans dehors. 

Revenons à notre économie dogon, et aux angoisses de Robinson: tout comme le dedans devient dehors et réciproquement, les vivants deviennent les morts et les morts les vivants - c’est tout le schéma de la possession, mais aussi de la nutrition. Ce n’est pas un hasard selon nous si la "culture", c’est aussi bien ce qui doit produire de la nourriture, et ce qui nourrit l’esprit - est-il nécessaire de rappeler que colo, en latin, c’est cultiver la terre, mais aussi adorer les dieux? Vous n’enverrez plus vos enfants en colo de la même façon, après ça. Ce qui nous ramène aux colonies…

mercredi 13 juin 2012

Robinsonnade IV – Soi-même comme réel.

Carte postale - "Robinson Crusoe Island, one of the best party islands in Fiji" selon Lonely Planet (sic)


Quelque chose de la question reste en suspens.

Ce quelque chose qui reste en suspens, c’est l’ensemble des possibles que la réponse n’élude pas. Au contraire, la réponse se donne comme un possible réalisé, mais toujours riche virtuellement des possibilités relevées par la question. Le possible réalisé, et par suite, la réalité devient riche (riche? Ou minée? Hantée?) de tous les possibles qu’elle contredit, ou interdit.
Le sentiment angoissant de Robinson résulte de la peur d’avouer, de concéder, que la réalité n’est pas une, et avec elle, que le sens n’est pas un, mais multiple, que l’Un, l’Être, puis le Soi, ne sont pas uns mais multiples.

Retour à Niklas Goldbach: Ten, comme dix fois lui - comme la victoire de la réalité triomphant de ses multiples comme autant d’identiques. Si elle ne peut réduire la virtualité des possibles, elle peut les mépriser (à défaut de les maîtriser) en niant leur différence. Il y a différents mondes possibles, mais ils sont tous identiques. Ou plutôt, la répétition identique chez Goldbach cristallise la tentative de la réalité de penser les autres mais toujours en se donnant à elle-même comme référent, c’est-à-dire, en niant son équi-vocité - en niant que sa voix ne vaut pas plus que celle des autres.

Paradoxalement, c’est niant l’égalité des autres dans la légitimité de leur différence, qu’elle les égalise. Il y a là quelque chose comme une tache aveugle (ou une tâche aveugle?)
Ce qui est encore plus paradoxal, c’est que c’est niant la contradiction que le paradoxe advient. Plus bêtement, la contradiction naît de la négation de la contradiction. Aboutissement dialectique de la contradiction, qui se résout en paradoxe.

Mais la négation de cette contradiction n’est possible qu’à partir du moment où l’on accepte qu’il s’agit bel et bien d’une contradiction. C’est la réalité elle-même qui s’estime contredite par l’ensemble des virtualités. Contredite, parce qu’elle vacille en tant que réalité, puisqu’elle s’imagine devoir rimer avec vérité. Et il ne peut y en avoir qu’une (comme les habitants des hauts pays). Il ne peut en rester qu’une.

Robinsonnade III – Soi-même comme un spectre.



Chapter XI, p. 115: « Cela arriva un jour, aux alentours de midi: alors que je marchais vers mon bateau, je fus arrêté par la découverte la trace du pied nu d’un homme sur la plage. Je me figeai comme frappé de stupeur, ou comme si j’avais vu une apparition. Je tendis l’oreille, je regardai autour de moi, mais je n’entendais rien ni ne voyais rien; je descendis la plage puis la remontai, mais c’était tout un: je ne pus voir aucune autre empreinte que celle-là. Je revins la voir, m’assurer qu’elle n’était pas le fruit de mon imagination; mais il n’y avait pas place pour une telle supposition, car c’était précisément une trace de pas - avec des orteils, des talons, et tout ce qu’il faut à un pied.
Comment elle vint ici, je ne pouvais le savoir, ni même au moins l’imaginer, et c’est assailli de pensées innombrables que je retournai dans mes quartiers, sentant à peine le sol que je foulais, et terrifié au dernier degré. Je regardais derrière moi tous les deux ou trois pas, me méfiant de chaque buisson et de chaque arbre, et imaginais que chaque souche à quelques pas de moi était un homme. Il n’est pas possible non plus de décrire combien d’idées sauvages (wild) virent le jour dans mon imagination, et quelles étranges visions traversèrent mon esprit »
Puis peur de l’autre et de la dévoration (Robinson a déjà eu ce sentiment lors d’un tremblement de terre accompagné d’une tempête - peur que le sol s’ouvre et l’avale - ce sol qu’il « sent à peine sous ses pieds » quand il rentre à sa cabane après avoir vu la trace de pas).

« and by what secret different springs are the affections hurried about » (et par quels différents « springs » secrets les affections/passions sont pressées) -  il emploie souvent ce mot « springs » - traduction exacte, traductions possibles? Ici, certainement « sources » ou « ressorts ». C’est aussi le bond, le saut, le printemps, ou l’élasticité.
Si c’est source: référence biblique assez évidente.
Si c’est ressort: c’est peut-être neutre comme de dire que c’est « du ressort de quelqu’un », ou alors renvoie au ressort comme mécanique. L’idée de la machine est intéressante au regard des clones de Goldbach. Machine, ou tout au moins pantin, qui ne maîtrise pas ses gestes (on verra plus tard comment cette maîtrise prend sens)

Lui-même relève cette contradiction: sa réaction est la peur face à tout ce qu’il a espéré (n'être plus seul) - peur que son désir soit assouvi? 

« Au milieu de ces craintes et de ces réflexions, la pensée un jour m’apparut que tout ceci pouvait être pur fruit de mon imagination, et que cette trace pouvait être aussi bien l’empreinte de mon propre pied, laissée sur la plage en descendant de mon canoë; cela me rassura un peu, et j’en vins à me persuader que tout cela avait été une illusion, et rien d’autre que mon propre pied (…) M’encourageant ainsi, pour sortir chercher de quoi manger, avec la croyance que ce n’était rien que la trace de mon propre pied, et que j’avais été pour tout dire simplement effrayé par mon ombre (…) mais pour montrer la terreur qui était la mienne quand je me déplaçais, les coups d’oeil apeurés que je lançais si souvent derrière moi, et combien j’étais prêt à tout instant à laisser mon panier pour m’enfuir et sauver ma peau, n’importe qui aurait pensé de moi que j’étais possédé par une conscience diabolique (haunted with an evil conscience) »
Haunted with an evil conscience, traduire: possédé. Envoûté.
Effrayé par son ombre - revenir sur les rapports de l’ombre et du double?

Plus tard, il a beau ne rien voir d’autre, il garde toujours une sorte d’appréhension > à mettre en rapport avec la question chez Blanchot (Entretien infini): cela n’a pas le même sens d'affirmer « Le ciel est bleu » et de mettre en question et répondre « Le ciel est-il bleu? Oui ».

lundi 11 juin 2012

Robinsonnade II : Interdit et sacré. Soi-même comme un dieu.



Robinson Crusoë:
Chapter XIII, p. 129 (avant la rencontre avec Vendredi)
« I had also arrived at some little diversions and amusements, which made the time pass a great deal more pleasantly with me than it did before; - first, I had taught my Parrot Poll to speak, and she did it so familiarly, and so plainly, that it was very pleasant to me, for I believe no bird ever spoke better, - and she lived mith me no less than six-and_twenty years. » > J’étais arrivé à quelques petites distractions et amusements qui me rendait le temps passé avec moi-même bien plus plaisant qu’auparavant; d’abord j’avais appris à mon perroquet Poll à parler et cela lui devint si familier et si courant que c’était très plaisant pour moi, car je me disais qu’aucun oiseau n’avait un jour mieux parlé qu’elle - et elle vécut avec moi pas moins de 26 ans.
De quels drôles d’oiseaux qui parlent dont la conversation est sans doute moins agréable que celle de Poll parle-t-il?
« I had also several tame sea-fowls whose names I knew not, that I caught upon the shore; I had cut their wings, and the little stakes which I had planted before me caste-wall being now grown up to a good thick grove, these fowls all lived among these low trees, and bred there, which was very agreeable to me. »
J’avais aussi quelques cormorans apprivoisés dont je ne connaissais pas les noms, et que j’avais attrapés sur la plage. J’avais coupé leurs ailes…
L’homme blanc a vu d’autres plumes d’oiseaux qu’il a cru nécessaire de couper. A noter que Robinson apprivoise au sens de faire sien. Il n’apprivoise pas au sens de comprendre la logique ou de s’y adapter. Il neutralise - et ce faisant il tranche - polysémie du terme. A rapprocher de Procuste, ce bandit et son lit.
Robinson ne nomme pas, il baptise « christen ». Il faut remarquer en même temps que c’est aussi la principale activité d’Adam et Eve dans la genèse, que de nommer les animaux, et toutes les choses que dieu fait… Le fruit de l'Arbre de la Connaissance. Le serpent: « mangez-en et vous serez comme des dieux ».

Une remarque de Lévi-Strauss : pourquoi les colons ont-ils vu dans les autochtones des esclaves, là où les indigènes virent dans les hommes blancs des dieux?
Attitudes : le colon soumet/ humilie/ civilise. L'indigène tue et jette à la rivière – si l'homme blanc ressuscite, alors c'est un dieu.
Corollaire : au Moyen-Age, on jette les femmes accusées de sorcellerie pieds et poings liés dans l'eau d'une rivière. Si elles survivent, preuve est faite qu'elles sont sorcières, et c'est la condamnation au bûcher. Si elles se noient...
NB: Dans le jardin d'Eden, il s'agit de l'Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal.

Gaëtan Didelot. 

samedi 9 juin 2012

Robinsonnade I : Le territoire interdit.


Avec ce premier texte, Gaëtan Didelot ouvre une série d'hypothèses de lecture d'Un territoire sans carte, troisième et dernier mouvement de l'exposition Les Nouveaux Mondes et les Anciens à l'Espace Khiasma. Manière aussi de développer ce que ce cycle de films propose, une méthode pour appréhender ces empires intérieurs qui tapissent le psychisme de l'Occident en crise.

TEN de Niklas Goldbach / Courtesy Galerie Bendana Pinel - Paris

Un territoire sans carte.
De l'ensemble des films montrés, autant de territoires se déploient, et chacun renvoie à la pratique cartographique, soit pour se la réapproprier, soit pour la radicaliser, soit pour la nier... Autant de territoires déployés, et qui, dans les torsions et les violences qu'ils font subir à la pratique cartographique, semblent (s')interdire un territoire commun – le territoire échappe, le sol semble se dérober sous nos pieds…
On aborderait un territoire interdit, ou un territoire dont on inventerait à chaque nouveau pas le terrain, laissant libre cours aux associations qui nous viennent à l’esprit.
Associations, dérives et divagations.

Qui dit interdit, dit entre les lignes - inter-dit. Un territoire qui serait à trouver, et à explorer, entre les lignes...

Le territoire interdit, où toute différence singulière est annihilée, celui de TEN, territoire terriblement manichéen, peuplé de clones, où il n'y a plus de couleurs, que le blanc et son antipode, le noir. Toute différence y est interdite, exclue.
Comment en arrive-t-on à cette exclusion? Quelle force, ou logique sous-tend cette exclusion? Et si l’on revenait, comme semble le suggérer Un Archipel, à Robinson? Revenir à Robinson pour retrouver ce rapport adamique, virginal, au territoire. Peut-être avec tous les écueils que cela doit impliquer - virginité, pureté…

Et sans doute la réponse se trouve quelque part dans la Nouvelle Kahnawaké, ou plutôt, dans le rapport à l’Indien ou à l’Autochtone. Et plus qu’à Robinson, il faut s’intéresser à Vendredi - et avant Vendredi, ce moment où Robinson croise une trace de pas, qui fait basculer son monde - est-ce la sienne ou non? Le spectre de l’autre interroge le même - soi-même comme un autre.
Devient, avec Vendredi, l’autre comme soi-même. Le semblable. Le prochain.
Garder en tête qu’il y a plusieurs types de Robinsons. Plusieurs Robinsons, qui sont peut-être alors, au regard de Robinson Crusöe, de son point de vue, autant de Vendredis engagés dans des robinsonnades. A arpenter ce(s) territoire(s) inconnu(s) qu'est le territoire interdit, c'est-à-dire suivre des pistes, sans savoir où elles mènent, sans savoir si l'on n'en croisera pas d'autres...
Il nous faut être Vendredi. Il nous faut nous engager dans des robinsonnades.

Gaëtan Didelot

Un territoire sans carte, jusqu'au 16 juin à l'Espace Khiasma
Avec des oeuvres de Marie Bouts & Till Roeskens (Un Archipel), Neil Beloufa (Kempinski), Niklas Goldbach (TEN), Patrick Bernier & Olive Martin (La Nouvelle Kahnawaké)






vendredi 8 juin 2012

Une expérience de l’art au collège




Durant cette année scolaire, à raison en moyenne d’une fois par mois, je me suis rendue le jeudi de 15h30 à 17h30, dans une salle au 2ème étage du Collège Jean Moulin à Aubervilliers. L’heure d’un bilan objectif n’est pas arrivée, mais je sais d’avance que je méditerais encore longtemps cette expérience avec le désir d’en partager les joies et les interrogations.

Quelques temps avant la rentrée, j’avais rencontré les enseignants et entendu leurs désirs, qui, avec l’écriture du polar ou de la photographie, souhaitaient participer activement au projet d’enquête de la ville que je proposais. Les bases d’un travail collaboratif se posaient avec toute la richesse que cela allait générer. Au commencement, nous sommes donc partis sur un projet d’exploration de la ville à travers un travail de prise de son, de photographies et d’écriture de récits, teintés de références au polar.

Mais après les premiers ateliers je ne pensais qu’à une chose : épuiser les termes et ne pas chercher l’efficacité. Je voulais que ces contraintes d’écriture et d’enquête deviennent une pratique de la ville, du regard et de l’interrogation, une pratique d’écriture et de rencontre. Le polar est alors devenu un prétexte pour déjouer et jouer avec un certain champ lexical et le mettre en pratique : l’enquête, la peur, les indices, l’intrigue, l’observation, la ville, l’avenir, l’anticipation.

Je voulais errer avec eux et prendre le temps nécessaire à la rencontre. Une manière aussi d’assumer que cette rencontre ne va pas de soi et qu’il faut la conquérir, en créer les conditions, apprendre à tendre vers du commun là où un certain leurre nous ferait croire que c’est l’artiste qui déplace les élèves vers sa manière de voir le monde. Je crois que dans cette aventure, j’ai été tout autant déplacée qu’eux, et c’est tant mieux.

Car la place de l’artiste dans ce contexte, ce n’est pas une place conquise et le projet avec lequel on se présente ne peut pas être, me semble-t-il,  un projet calibré que l’on déplie et qui se réalise sans chercher à déjouer ses propres attentes et les projections de part et d’autres.

C’est ainsi que l’écriture collective d’une pièce sonore est devenue centrale. Et cette pièce allait être tout à la fois un document d’archive de notre expérience et une tentative d’enquête de la ville. Chaque atelier, chaque texte écrit, chaque discussion, chaque exploration dans la ville étaient enregistrés par les élèves. La matière accumulée je me chargeais alors de la dérusher et je revenais à l’atelier suivant avec les morceaux choisis, les éléments à monter, à mettre en ordre, les textes à écrire, les explorations à prévoir.

Comme des co-auteurs, les élèves ne se privaient pas de donner leurs avis. Ce fut un des points forts de ce projet: composer avec les désirs et paroles de chacun, apprendre aux élèves à les exprimer, les écrire, les défendre et en faire parfois le deuil au service de la fabrication commune.

Au fil du temps, j’ai voulu que l’on s’empare du collège, leur lieu de vie, leur autre ville, le lieu dont ils font l’usage tous les jours et qu’ils investissent à l’échelle de leur place dans le monde. C’est alors que j’ai découvert une salle abandonnée, une sorte d’aquarium vitré sous le préau, que tout le monde semblait ignorer. Je venais aussi d’apprendre que le collège était en voie de reconstruction. Il fallait transformer cet espace pour en faire le lieu d’une chambre d’écoute où nous accueillerons un public. Encore une fois cette proposition a été mise en partage avec les élèves, les enseignants et l’espace Khiasma. 

Comment allions-nous transformer cet espace, comment allions nous accueillir le public pour lui faire partager notre expérience ? Comment interroger l’architecture de nos espaces quotidiens pour se les réapproprier ? Les propositions des élèves ont fusé et nous nous sommes attelés à la transformation.

Nous voici maintenant à la veille de cette présentation publique. La salle a été repeinte et transformée avec l’aide des élèves et le soutien sans bornes de l’Espace Khiasma, le montage de la pièce sonore et du diaporama a été réalisé, notre manifeste et nos notices imprimés.

J’aurais presque envie de dire que c’est maintenant que le travail pourrait commencer. Maintenant que nous avons appris à nous connaître, maintenant que nous avons trouvé un langage commun. Maintenant que je suis moi aussi devenue une usagère d’Aubervilliers et du collège Jean Moulin. Mais c’est maintenant que le travail effectif se termine. Ce que j’espère, c’est que cette « Notice des usagers » que nous avons écrite, à partir de nos marches dans les rues d’Aubervilliers, de nos discussions sans fin, de nos lectures, de nos rencontres dans la ville, va perdurer, s’exporter et devenir autonome, comme une pratique du quotidien.


Merci aux élèves de la 4ème F. pour leur inventivité et la finesse de leur regard.  Merci à Marie Nicolas et Yann Renoult pour leur investissement et leur ouverture. Merci à l’Espace Khiasma pour la richesse de la collaboration et des conditions d’inventions offertes. Merci à Sarah pour son soutien et à Laurence qui a permis la magie de la transformation.
 



Caroline Masini,  Juin 2012

mercredi 30 mai 2012

Saramaka vs. Suriname




La pratique cartographique. Tracer une carte n'a rien d'anodin. Tracer des lignes, des points, n'a rien d'anodin. Dire que ces lignes, ces points, reflètent un territoire, que ce ne sont pas à proprement parler des lignes, mais des routes, pas à proprement parler des points, mais des villes, voilà qui, d'anodin, devient suspect. On peut comiquement se demander ce qui a pu motiver le fait de vouloir rendre son territoire aussi petit. Pour être pleinement ce souverain qui embrasse son territoire d'un coup d'oeil, il a fallu réduire d'autant l'espace. Geste singulier, c'est-à-dire tout sauf évident, et dans lequel affleure, de ce point de vue, une certaine bêtise. Mais il n'est pas question ici de demander à quoi tient cette pulsion scopique...
Voulant faire sauter aux yeux, on s'est coupé de l'évidence, et il nous faut admettre ceci: il n'y a rien d'évident sur une carte. Sur une carte, on ne voit rien de ce qui est hors de la carte. On ne fera pas la liste de toutes les choses qui représentent l'en-dehors des cartes, mais insistons sur ce paradoxe qu'une carte a la prétention de faire signe, et n'a pour effet que de faire signe vers elle-même. Nouveau stade: il n'y a rien en dehors de la carte. Et, de petite, la carte devient terriblement intense. Elle devient une image. Une image de la pensée, et le territoire qu'elle trace, infini. Infini, comme infinité mais aussi, comme inachèvement.
Il a donc fallu que la carte précède le territoire. Il faut que la carte précède le territoire - c'est l'attendu logique de la pratique cartographique, et qui repose sur cette pulsion scopique étrange, par laquelle l'évidence ne saute plus aux yeux - un attendu cartésien: la raison éclairante.
Qu'en est-il maintenant, s'il faut partir du territoire? Comment tracer la carte d'un territoire qui n'a jamais eu de carte? Est-ce même un territoire, à proprement parler? Et que croyons-nous distinguer avec ce "proprement"?
C'est tout l'enjeu de la conférence que nous propose Richard Price. Vendredi 1er juin, il nous fera l'honneur de venir à Khiasma présenter son prochain livre à paraître chez Karthala - "Saramaka vs Suriname". A ne pas confondre avec le Richard Price-homonyme, l'excellent auteur des "Seigneurs", ce Richard Price anthropologue nous parlera d'un autre genre de seigneurs, d'un peuple qui a su prendre l'Histoire à bras le corps, pour ne pas dire envoûter l'Histoire, et le monde occidentale, dont elle a toujours été l'apanage - du moins, jusqu'aux Saramaka.

Gaëtan Didelot.

lundi 28 mai 2012

Cherche H/F malheureux, aucune qualification requise.

































Ça devait arriver. À force de nous demander d'apporter avec nos moyens modestes le bonheur à tous nos concitoyens, de soigner les plaies, de créer du lien, de raccommoder les quartiers, de nous ébattre avec gaîté dans des écoles dépressives, voilà, on a fini par le faire. On y pensait depuis longtemps, il y a eu des signes mais là, on y est. Nous accueillons notre première résidence sur le malheur. Et oui, fatalement, à force, on allait y venir et c'est le cinéaste Christophe Cognet qui mène la barque de cet épisode prévisible nommé Miserrimus. Pourquoi donc réaliser un projet sur le malheur ? Parce qu'on en parle pas souvent pardi ! Passons les détails de la genèse de cette aventure pour en venir à l'essentiel - genèse qui fait des détours par le philosophe danois Kierkegaard et dont on retrouve les détails ici. Nous voilà avec pour projet de trouver le plus malheureux des hommes - qui est peut-être une femme d'ailleurs. Et de faire son portrait. D'en faire un candidat au titre suprême car il y aura au final un concours. N'oublions pas combien le malheur est devenu une valeur, un objet de transaction. On parlera du droit des victimes, de la télévision et même sûrement du malheur des nantis dont on déguste tous les épisodes chaque semaine dans la presse consacrée. Il faudra faire le tri, de Lady Diana à l'enfant soldat, de l'homme sans visage à la vieille femme de la tribu des Iks. Nulle histoire de petits bobos, ne seront dignes de figurer au tableau d'honneur que les destins tragiques. Voilà donc une lourde mission à accomplir en groupe, en discutant et en jaugeant les candidats du jour. Au travail pour forger de nouvelles figures ! Après les réprimés, les victimes, nous entrons dans une autre dimension, celle des Etats et de la nouvelle géopolitique du malheur. Venez vous joindre à ce nouvel atelier, malaxer avec nous, trier les récits, filtrer les témoignages, déplacer votre doigt sur une carte incertaine, presser la glaise douloureuse d'où sortiront les créatures du jour. Bienvenu, votre malheur nous intéresse !

Miserrimus (troisième atelier)
Mardi 29 Mai 2012 à partir de 20h à l'Espace Khiasma
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dimanche 27 mai 2012

Côté Court 1


































Cette année, Côté Court (www.cotecourt.org), le festival du court-métrage organisé par le Ciné 104 à Pantin du 6 au 16 juin 2012, propose un focus sur le vidéaste Jean-Claude Taki. Grâce notamment au succès de son film Sotchi 255, son travail qui navigue entre vidéo art et documentaire intimiste commence lentement à trouve la reconnaissance qu'il mérite. À cette occasion, le festival m'a commandé pour le catalogue un court texte sur « ce type qui fait des films avec un téléphone portable » (mais pas que). Le voici en primeur.

 « L'île des Morts »
à propos du cinéma de Jean-Claude Taki.
Par Olivier Marboeuf

Le cinéma de Jean-Claude Taki est un cinéma de recherche. En disant cela, il ne s'agit pas tant de le classer dans un registre mais bien d'en dire l'intention : partir à la recherche d'une image disparue. Et cette image disparue n'est jamais autre chose qu'un horizon. Car la question n'est pas de la trouver mais bien de suivre sa piste, de parcourir un chemin, de faire un voyage, une expérience. Les films de Taki s'ouvrent ainsi souvent sur le prétexte d'une enquête. Comme un lièvre dans une course de fond, l'enquête ne sert jamais qu'à imprimer le rythme, le pas du récit. On comprend vite qu'elle va bientôt quitter la piste et laisser le film – et l'artiste - continuer seul. C'est un exil. Le film n'a pas besoin de l'illusion d'une fin, il n'a pas besoin d'aller quelque part. Si ce n'est ramer vers l'Île des Morts comme d'autres autrefois traversaient un pont à la rencontre des fantômes. Programme définitif d'un cinéma d'un autre temps. Si Taki cherche sans relâche la trace d'un spectre c'est probablement celui de ce cinéma qui permet de voir par l'absence laissée entre les images, de penser par la disparition.

Pour raconter autrement cet univers, on pourrait s'attarder alors sur le téléphone portable qu'il utilise pour filmer dans plusieurs de ses œuvres. Il ne s'agit pourtant pas d'aller chercher ici une quelconque nouveauté ou même encore une signature mais simplement de mettre à jour la manière dont le cinéaste amplifie des lignes de force déjà anciennes dans son travail. Ce geste d'une radicalité simple dit d'abord ce que l'artiste met à distance : le cinéma comme produit collectif, comme fabrique, comme industrie avec ses postures, sa planification, son organisation et ses normes sociales. À ce « théâtre », il oppose un cinéma de la nécessité. On pense forcément à Godard et à ses croisières de reclus, à ces tournages qui n'ont plus que la solitude comme décor et la beauté d'un ultime combat sans armée. Taki choisit lui aussi le voyage en solitaire et inscrit comme son aîné son art sous le signe de la relation incestueuse qu'entretient le cinéma avec la littérature.
Il part à la recherche de son double, marche sur ses propres traces, piste toujours plus vers l'Est son fantôme, figure incertaine de l'écrivain qui remplit un journal parsemé de trous.
Le téléphone portable lui offre ses images pleines de doute, plus petites que le monde et pas plus sûres que des songes, débarrassées de la charge des grands récits, du projet de l'illusion cinématographique.
Par petites touches, Taki construit cependant un monde. Lentement, ce jeu d'images intimes qui caressent la peau, les ivresses et les tragédies de destins singuliers, ces histoires que rien ne semblent relier, laissent place à une vue d'ensemble, et l'on aperçoit le vaste paysage de la disparition que trame l'artiste film après film.

Comme un écho aux indices parcellaires - journaux énigmatiques, récits - que laissent les disparus dans ses films, le cinéma de Jean-Claude Taki est rempli de ces espaces vacants qui sont aussi des espaces d'attente – et peut-être la condition d'une mémoire retrouvée. On le sait maintenant, le mystère ne se résout pas, il se pratique, inlassablement. L'image disparue ne sera donc jamais trouvée car elle n'est elle-même qu'un espace de projection. Et la beauté de ce cinéma se résume ainsi dans la tentative à jamais reconduite de donner corps à cette absence.