mercredi 30 mai 2012

Saramaka vs. Suriname




La pratique cartographique. Tracer une carte n'a rien d'anodin. Tracer des lignes, des points, n'a rien d'anodin. Dire que ces lignes, ces points, reflètent un territoire, que ce ne sont pas à proprement parler des lignes, mais des routes, pas à proprement parler des points, mais des villes, voilà qui, d'anodin, devient suspect. On peut comiquement se demander ce qui a pu motiver le fait de vouloir rendre son territoire aussi petit. Pour être pleinement ce souverain qui embrasse son territoire d'un coup d'oeil, il a fallu réduire d'autant l'espace. Geste singulier, c'est-à-dire tout sauf évident, et dans lequel affleure, de ce point de vue, une certaine bêtise. Mais il n'est pas question ici de demander à quoi tient cette pulsion scopique...
Voulant faire sauter aux yeux, on s'est coupé de l'évidence, et il nous faut admettre ceci: il n'y a rien d'évident sur une carte. Sur une carte, on ne voit rien de ce qui est hors de la carte. On ne fera pas la liste de toutes les choses qui représentent l'en-dehors des cartes, mais insistons sur ce paradoxe qu'une carte a la prétention de faire signe, et n'a pour effet que de faire signe vers elle-même. Nouveau stade: il n'y a rien en dehors de la carte. Et, de petite, la carte devient terriblement intense. Elle devient une image. Une image de la pensée, et le territoire qu'elle trace, infini. Infini, comme infinité mais aussi, comme inachèvement.
Il a donc fallu que la carte précède le territoire. Il faut que la carte précède le territoire - c'est l'attendu logique de la pratique cartographique, et qui repose sur cette pulsion scopique étrange, par laquelle l'évidence ne saute plus aux yeux - un attendu cartésien: la raison éclairante.
Qu'en est-il maintenant, s'il faut partir du territoire? Comment tracer la carte d'un territoire qui n'a jamais eu de carte? Est-ce même un territoire, à proprement parler? Et que croyons-nous distinguer avec ce "proprement"?
C'est tout l'enjeu de la conférence que nous propose Richard Price. Vendredi 1er juin, il nous fera l'honneur de venir à Khiasma présenter son prochain livre à paraître chez Karthala - "Saramaka vs Suriname". A ne pas confondre avec le Richard Price-homonyme, l'excellent auteur des "Seigneurs", ce Richard Price anthropologue nous parlera d'un autre genre de seigneurs, d'un peuple qui a su prendre l'Histoire à bras le corps, pour ne pas dire envoûter l'Histoire, et le monde occidentale, dont elle a toujours été l'apanage - du moins, jusqu'aux Saramaka.

Gaëtan Didelot.

lundi 28 mai 2012

Cherche H/F malheureux, aucune qualification requise.

































Ça devait arriver. À force de nous demander d'apporter avec nos moyens modestes le bonheur à tous nos concitoyens, de soigner les plaies, de créer du lien, de raccommoder les quartiers, de nous ébattre avec gaîté dans des écoles dépressives, voilà, on a fini par le faire. On y pensait depuis longtemps, il y a eu des signes mais là, on y est. Nous accueillons notre première résidence sur le malheur. Et oui, fatalement, à force, on allait y venir et c'est le cinéaste Christophe Cognet qui mène la barque de cet épisode prévisible nommé Miserrimus. Pourquoi donc réaliser un projet sur le malheur ? Parce qu'on en parle pas souvent pardi ! Passons les détails de la genèse de cette aventure pour en venir à l'essentiel - genèse qui fait des détours par le philosophe danois Kierkegaard et dont on retrouve les détails ici. Nous voilà avec pour projet de trouver le plus malheureux des hommes - qui est peut-être une femme d'ailleurs. Et de faire son portrait. D'en faire un candidat au titre suprême car il y aura au final un concours. N'oublions pas combien le malheur est devenu une valeur, un objet de transaction. On parlera du droit des victimes, de la télévision et même sûrement du malheur des nantis dont on déguste tous les épisodes chaque semaine dans la presse consacrée. Il faudra faire le tri, de Lady Diana à l'enfant soldat, de l'homme sans visage à la vieille femme de la tribu des Iks. Nulle histoire de petits bobos, ne seront dignes de figurer au tableau d'honneur que les destins tragiques. Voilà donc une lourde mission à accomplir en groupe, en discutant et en jaugeant les candidats du jour. Au travail pour forger de nouvelles figures ! Après les réprimés, les victimes, nous entrons dans une autre dimension, celle des Etats et de la nouvelle géopolitique du malheur. Venez vous joindre à ce nouvel atelier, malaxer avec nous, trier les récits, filtrer les témoignages, déplacer votre doigt sur une carte incertaine, presser la glaise douloureuse d'où sortiront les créatures du jour. Bienvenu, votre malheur nous intéresse !

Miserrimus (troisième atelier)
Mardi 29 Mai 2012 à partir de 20h à l'Espace Khiasma
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dimanche 27 mai 2012

Côté Court 1


































Cette année, Côté Court (www.cotecourt.org), le festival du court-métrage organisé par le Ciné 104 à Pantin du 6 au 16 juin 2012, propose un focus sur le vidéaste Jean-Claude Taki. Grâce notamment au succès de son film Sotchi 255, son travail qui navigue entre vidéo art et documentaire intimiste commence lentement à trouve la reconnaissance qu'il mérite. À cette occasion, le festival m'a commandé pour le catalogue un court texte sur « ce type qui fait des films avec un téléphone portable » (mais pas que). Le voici en primeur.

 « L'île des Morts »
à propos du cinéma de Jean-Claude Taki.
Par Olivier Marboeuf

Le cinéma de Jean-Claude Taki est un cinéma de recherche. En disant cela, il ne s'agit pas tant de le classer dans un registre mais bien d'en dire l'intention : partir à la recherche d'une image disparue. Et cette image disparue n'est jamais autre chose qu'un horizon. Car la question n'est pas de la trouver mais bien de suivre sa piste, de parcourir un chemin, de faire un voyage, une expérience. Les films de Taki s'ouvrent ainsi souvent sur le prétexte d'une enquête. Comme un lièvre dans une course de fond, l'enquête ne sert jamais qu'à imprimer le rythme, le pas du récit. On comprend vite qu'elle va bientôt quitter la piste et laisser le film – et l'artiste - continuer seul. C'est un exil. Le film n'a pas besoin de l'illusion d'une fin, il n'a pas besoin d'aller quelque part. Si ce n'est ramer vers l'Île des Morts comme d'autres autrefois traversaient un pont à la rencontre des fantômes. Programme définitif d'un cinéma d'un autre temps. Si Taki cherche sans relâche la trace d'un spectre c'est probablement celui de ce cinéma qui permet de voir par l'absence laissée entre les images, de penser par la disparition.

Pour raconter autrement cet univers, on pourrait s'attarder alors sur le téléphone portable qu'il utilise pour filmer dans plusieurs de ses œuvres. Il ne s'agit pourtant pas d'aller chercher ici une quelconque nouveauté ou même encore une signature mais simplement de mettre à jour la manière dont le cinéaste amplifie des lignes de force déjà anciennes dans son travail. Ce geste d'une radicalité simple dit d'abord ce que l'artiste met à distance : le cinéma comme produit collectif, comme fabrique, comme industrie avec ses postures, sa planification, son organisation et ses normes sociales. À ce « théâtre », il oppose un cinéma de la nécessité. On pense forcément à Godard et à ses croisières de reclus, à ces tournages qui n'ont plus que la solitude comme décor et la beauté d'un ultime combat sans armée. Taki choisit lui aussi le voyage en solitaire et inscrit comme son aîné son art sous le signe de la relation incestueuse qu'entretient le cinéma avec la littérature.
Il part à la recherche de son double, marche sur ses propres traces, piste toujours plus vers l'Est son fantôme, figure incertaine de l'écrivain qui remplit un journal parsemé de trous.
Le téléphone portable lui offre ses images pleines de doute, plus petites que le monde et pas plus sûres que des songes, débarrassées de la charge des grands récits, du projet de l'illusion cinématographique.
Par petites touches, Taki construit cependant un monde. Lentement, ce jeu d'images intimes qui caressent la peau, les ivresses et les tragédies de destins singuliers, ces histoires que rien ne semblent relier, laissent place à une vue d'ensemble, et l'on aperçoit le vaste paysage de la disparition que trame l'artiste film après film.

Comme un écho aux indices parcellaires - journaux énigmatiques, récits - que laissent les disparus dans ses films, le cinéma de Jean-Claude Taki est rempli de ces espaces vacants qui sont aussi des espaces d'attente – et peut-être la condition d'une mémoire retrouvée. On le sait maintenant, le mystère ne se résout pas, il se pratique, inlassablement. L'image disparue ne sera donc jamais trouvée car elle n'est elle-même qu'un espace de projection. Et la beauté de ce cinéma se résume ainsi dans la tentative à jamais reconduite de donner corps à cette absence.




jeudi 24 mai 2012

Nouveaux Mondes 1 : Le troisième camps



Image de l'Interzone, espace documentaire de l'exposition Un territoire sans carte (© Matthieu Gauchet)

À partir d'aujourd'hui, je consigne ici quelques notes de travail autour de l'exposition Les Nouveaux Mondes et les Anciens qui se déroule tout le printemps à Khiasma et dont j'assure une partie du commissariat. Une partie seulement puisqu'il s'agit d'aborder ici l'exposition non plus comme la concrétisation d'un discours mais bien comme son espace de formation. Dit autrement, penser l'exposition comme un outil et un lieu de recherche sans cesse réindexé par de nouveaux apports, de nouvelles pistes/prises, de nouveaux événements – formels, comme les cartes blanches du festival Relectures ou informels comme des discussions, des débats, des lectures ou des collisions de significations aussi inattendues qu'heureuses. C'est d'ailleurs dans cette optique qu'il est possible de lire l'Interzone, l'espace documentaire qui occupe le dernier mouvement de l'exposition, la repliant sur elle-même tout en en exposant la méthode – méthode qu'on aurait tort de considérer trop vite comme la simple bibliographie d'une thèse et qui a probablement plus à voir avec un jeu d'associations libres, une fabulation. Dégager par conséquent l'exposition d'une certaine autorité – là où d'autres proposent de défaire le colonialisme(1) - quand bien même l'époque réclame des prises de position tranchées et un ordre de bataille précis – et en corollaire des discours autoritaires et des leaders charismatiques. Comme j'essayerais de le montrer tout au long de ces notes, la prise de distance avec une certaine polarisation du débat autour de la question coloniale ne signifie pas pour autant le refus de prendre position mais peut-être plutôt la recherche d'un lieu nouveau – un nouveau monde ?- un nouveau théâtre des opérations qui relève probablement plus du dessin mouvant d'un marécage que d'une ligne de front. La déprise de la pensée coloniale nécessite d'interroger un ensemble de postulats, de référents et d'objets formés, au premier rang desquels la conviction que nous savons qui parle, que l'identité du narrateur est définie et stable et formellement détachée de l'envoûtement que produit son récit. 



Scène de la performance Deuxième Vie d'Olivier Marboeuf / Relectures XIII à l'Espace Khiasma (© Matthieu Gauchet)


Voici un extrait de la quatrième de couverture du Dictionnaire des dominations (2), ouvrage récent réalisé par le Collectif Manouchian : « Tant que subsiste la domination, il n’existe pas de tierce position qui ne se situe soit du côté des dominants, soit du côté des dominés. Les luttes sociales se menant également dans la sphère des idées, chacun est inévitablement sommé de choisir son camp ; ainsi, le fait de refuser de choisir un camp, ou de se prétendre extérieur aux batailles en cours est en soi un positionnement, un choix. »
Si mon propos n'est évidemment pas de me situer à l'extérieur des batailles en cours - même s'il faudrait prendre la peine de les nommer et de les localiser – c'est dans l'aporie de cette injonction que je voudrais placer une partie de mon propos pour examiner comment les épisodes coloniaux fabriquent de nouvelles identités qui obligent probablement à repenser certaines questions pour en dépasser justement l'empire / l'emprise, le poison et pour redessiner un espace et des stratégies inédites pour les luttes sociales. Si l'idée de l'exposition comme processus prend tout son sens ici, c'est qu'il est nécessaire, pour aborder la question coloniale au présent, d'élaborer de nouveaux véhicules d'exploration – comme dans le mouvement colonial il a toujours été nécessaire de le faire afin de fouler des territoires toujours plus accidentés et inconnus. La modernité est marquée par ce règne des machines mises au service des conquêtes. La conquête comme prise - prédation- autant que comme dévoilement, mise à l'index de ce/ceux qui résiste(nt) à l'assignation – et, comme j'en parlerais dans d'autres notes, à la (re)nomination. 

Till l'Espiègle, figure légendaire du fripon (trickster)

J'introduirais plus loin à dessein le fabulateur, celui qui cherche - son histoire - en racontant des histoires, figure résiduelle, héritage du trouble de l'histoire coloniale mais aussi identité qui tente de (se) libérer du joug de la pensée rationnelle. Ce trickster qui n'a de place dans aucun des camps, qui fabrique ses propres magies – et en cela est proprement anti-capitaliste –, qui ennuit par sa présence et par son verbe : celui qui force à penser ce qui semblait à jamais décidé, qui défait la communauté autant qu'il soude les opposés par sa singularité moqueuse. Voir cette figure marginale et ses variations – de l'enfant terrible au métis monstrueux en passant par la sorcière - resurgir aujourd'hui au sein de plusieurs expositions n'est peut-être pas un hasard (3).


  1. Titre d'un dossier du dernier numéro de la revue Mouvement auquel j'ai contribué avec le texte « la possession de Vaneste » 
  2. Dictionnaire des dominations, Collectif Manouchian (Saïd Bouamama, Jessy Cormont, Yvon Fotia...), 2012, Editions Syllepse : www.syllepse.net
  1. Des Maîtres du désordre au quai Branly à Intense Proximité, la Triennale d'Art contemporain du Palais de Tokyo en passant par le cycle d'exposition Plus ou moins sorcières à la Maison Populaire de Montreuil pour ne citer que les plus récentes.