samedi 17 novembre 2012

De la distraction comme art politique

Buster Keaton, un célèbre distrait






























Soirée de clôture avec Simon Quéheillard

Le samedi 17 novembre à Khiasma à 20h30

Cher Simon,

Nous voici au terme de ton exposition ma plaque sensible qui a duré deux mois à l'Espace Khiasma. Notre aventure partagée est évidemment plus longue. Il y a plusieurs années, tu présentais ici tes vidéos de flaques lors d'une soirée de projection et nous parlions déjà ensemble en 2010 de ces questions d'entropie qui trouvent de nouveau un écho particulier dans ton dernier film Maître-vent.
Sur le modèle des invitations que tu as adressées à Bernard Friot et Gilles Tiberghien, je t'écris ici à mon tour pour t'inviter à partager avec notre équipe et le public, ce dernier moment de ton exposition. Evidemment de nombreux sujets me viennent à l'esprit, certains anciens et récurrents dans ton travail, d'autres plus récents comme la question burlesque et cette relation particulière que tu entretiens avec le cinéma – comme art mais aussi comme dispositif – que j'ai découverte à la faveur de cette exposition. Difficile dans cette invitation de balayer tous les sujets que nous avons ouverts souvent tard dans la nuit lors de l'accrochage en mettant en commun et en chorale nos talents de bavards. Je m'arrête sur quelques points pour cette invitation qui devra fatalement en appeler d'autres.

Pour tout dire, selon un principe maintenant éprouvé, je me suis de nouveau rendu compte qu'à chaque fois que nous nous attelons à une question, celle-ci semble présente en toute chose que nous rencontrons par la suite. Aussi, depuis quelques mois, tout m'a semblé relever de l'apparition, qu'il s'agisse de formes ou d'idées – notions qui d'ailleurs se rejoignent dans ma considération de l'art comme une pensée au-delà même de la littérature critique qui l'accompagne. Il s'agirait alors de créer les conditions pour percevoir « ce qui est déjà là », de « faire monter l'image » qui est sous nos yeux.
Les conditions dont je parle ici, il me semble bien difficile de les nommer avec précision. Elles résistent à la définition dans la mesure où elles relèvent avant tout de l'expérience, c'est-à-dire d'une certaine forme d'engagement – engagement qui, convoquant une présence aux choses, est peut-être la dernière barrière au « devenir communication » de l'art et à la transformation des œuvres en signes. Mais l'image n'apparaît pas parce qu'on la force à se former, elle nécessite une disposition. J'ai pensé à cette idée de disposition car elle permet d'englober en un seul geste le principe du dispositif mais aussi la notion de disponibilité, c'est-à-dire autant des conditions matérielles qu'une qualité particulière de présence de celui qui s'engage dans l'expérience de voir.

Construire l'exposition ma plaque sensible a permis d'expérimenter ensemble cette pensée du lieu à laquelle je suis sensible et dont nous avons souvent parlé : imaginer le lieu au-delà de sa forme matériel comme un dispositif d'apparition, un jeu de situations qu'il serait possible de réindexer à l'infini – comme je l'évoquais il y a quelques temps dans le texte de mon intervention à Lorient, Tout ce que j'ai vu a disparu. Prendre ainsi une certaine distance avec l'idée d'institution culturelle, de centre d'art, pour imaginer le lieu comme une dimension de l'œuvre. La manière dont tu as fait de ton exposition à Khiasma à la fois un espace pour voir tes œuvres mais aussi un lieu de rencontre pour continuer à en étendre les perspectives – du Land Art à la fiche de paye – compose pour moi une dimension importante de ta proposition. Tu vas ici clairement à l'encontre de l'idée d'une totale autonomie de l'œuvre comme marchandise mondialisée pour quelque part l'inscrire dans un contexte qu'elle change et qui la change. Nous reparlerons de cette question de l'ancrage qui est aussi le sujet que je tente de mettre au travail dans ma proposition pour la Biennale du Bénin, partant du postulat qu'il ne peut y avoir de pensée politique sans un lieu à partir duquel on parle.

J'ai noté une autre chose. Comme nous l'avons déjà évoqué ensemble, ces conditions pour voir, cet engagement appellent paradoxalement à une certaine distraction. Alors qu'il semble nécessaire d'aiguiser nos sens, l'usage du terme de distraction peut paraître paradoxal si on l'entend comme une forme d'inattention. Je l'imagine pour ma part comme un principe d'intelligence des bords, des marges, de ce qui dans notre vision périphérique reste plongé dans le flou – peut-être qu'à partir de là, nous pourrons venir à parler de « l'excentrique » qui me semble faire le lien entre cette idée de décentrement et la notion de burlesque qui apparu plus clairement dans tes travaux récents. C'est à mes yeux le propre des artistes que de prêter une attention particulière à ce qui n'est pas au centre, de regarder ce qui n'est pas le sujet, de développer une certaine « déconcentration » du regard. Cette acuité demande une certaine disponibilité dont nous nous sentons de plus en plus orphelins dans les formes de vie que nous offrent nos sociétés. C'est cette disposition que la pensée chinoise nomme le «non agir» et qui me semble irriguer l'imaginaire de ton travail. Mais de tout cela, nous aurons l'occasion de reparler.

À ce soir,

Olivier Marboeuf.

samedi 10 novembre 2012

Orectognosie - extraits du dialogue de Simon Quéheillard avec Gilles Tiberghien / part 2



Ainsi, plus loin encore que les forces sur lesquelles insistaient Simon Quéheillard, forces qui traversent le Land Art et qui ont en sont dans une certaine mesure aussi leur sujet, l'écriture elle-même s'ajoute à ce lot de forces, et se mêle aux mouvements entropiques et historiques qui fascinaient tant Robert Smithson. D'ores et déjà car c'est dans le contexte d'une réédition séparée de la première par vingt années, d'ajouts, de précisions, de rectifications que Gilles Tiberghien est intervenu à l'Espace Khiasma. Vingt années qui ont vu ce "bouquin de cailloux" prendre une ampleur insoupçonnée. Comme obéissant au kairos grec, moment opportun, évoqué par Tiberghien, si cher à Quéheillard, que l'on pourrait se représenter comme l'épaisseur du temps, ou sa profondeur, et qui le fait basculer dans un sens décisif - et qui ne va pas sans une certaine metis, intelligence ou ruse.


"L'expérience de l'écriture" par Gilles Tiberghien - Part 1 / Espace Khiasma - 24/10/2012 from hugo masson on Vimeo.

Simon Quéheillard : "Une fois qu'on a écrit, il est difficile de parler de ce qui est écrit. On écrit pour pallier la mémoire, qui est volatile. L'écriture entre en conflit avec la parole". C'est la metis de l'écriture que de déjouer le piège de la parole, et son kairos de pallier la mémoire, lui donner sa profondeur. Metis déjoue, kairos détourne, et fait dériver. C'est cette profondeur qui se retrouve dans cette drôle de pratique initiée par Emmanuel Hocquard et Olivier Cadiot, qui consiste à recopier une phrase d'un écrivain, et la lui envoyer. Un jeu avec la volatilité de la mémoire, un détournement du vol de la mémoire, un vol à la mémoire par l'écriture - c'est ce jeu qui constitue tout l'intérêt d'envoyer ses propres mots à un écrivain, lui revenant non plus comme ses mots, mais comme des mots, comme des doubles, ou comme des négatifs - ou des double negative. Le jeu est un jeu avec le centre. L'orectognosie nous apprenait qu'on n'occupe jamais le centre. Et ce décentrement, c'est l'espace de l'écriture.


"L'expérience de l'écriture" par Gilles Tiberghien - Part 2 / Espace Khiasma - 24/10/2012 from hugo masson on Vimeo.

Gilles Tiberghien rapporte que le pédiatre de Robert Smithson, c'était William Carlos Williams. Ce qui peut expliquer son lien avec la Beat Generation. Mais il nous semble tout à fait opportun - kairotique - de nous demander alors : Qu'est-ce que fait un pédiatre ? Qu'est-ce qui distingue la pratique d'un pédiatre-Williams, médecin de l'enfant-Smithson ? L'enjeu est de contourner l'anxiété de l'enfant, de le détourner de l'anxiété de la possible douleur du soin.
Un pédiatre détourne l'attention - il demande à l'enfant de chanter, ou de parler de ses centres d'intérêt. Ses centres. Double Negative. Le centre, on n'y est jamais. Et si tout résidait dans l'intérêt, que l'on donne comme centré. Détourner l'attention, ce serait précisément, décentrer, faire qu'on aperçoive que l'on n'est pas au centre, qu'on ne peut pas y être. Détourner l'attention. Pour l'amener ailleurs ? Et pour l'écarter de quoi ? l'écarter de l'écriture ? Ou l'y ramener ? Et si c'était la même chose ?
Smithson a écrit. Dans une revue intitulée "0 to 9". De zéro à neuf ? Zéro à neuf, comme dans it happens to me, zéro arrive à neuf ? Il arrive à neuf d'être zéro ? de zéro à neuf, comme les mois de la vie intra-utérine ? L'écriture comme la gestation des oeuvres de Land Art ? Comme la gestation des cailloux ? Comme décentrement, ou bien comme gestation du décentrement ? Et comment comprendre le geste de la gestation, si ce n'est pas un décentrement ? Peut-être comme le geste de tracer - Gilles Tiberghien : "Les images des oeuvres sont comme des traces, des indicateurs qui invitent à aller voir ce qu'elles sont, à en faire l'expérience directement"
En 20 ans, le livre de Tiberghien a été précisé, augmenté, et ces ajouts, qui ont traits à l'évolution du Land-Art, ainsi qu'au travail d'artistes proches de ce mouvement, sans en faire historiquement voire conceptuellement partie, Tiberghien leur consacre un chapitre de son livre qu'il intitule "hors-champ". Et qu'est-ce qu'un hors-champ lorsqu'on parle de Land-Art, sinon un hors-livre, comme si l'écriture réclamait de se perpétuer au-delà de ce que le livre posait comme son sujet. Comme si l'écriture agissait telle une force, une injonction à la fois digressive et inclusive, pour faire entrer dans le livre, toujours plus, une matière qu'elle ne se contente plus d'impliquer. A la fois écarter du livre, à la fois y ramener. Et ce faisant laissant le livre constamment ouvert.