jeudi 18 avril 2013

Alex Pou, Histoire de l'Ombre (Histoire de France), Entretien



Alex Pou
et Olivier Marboeuf

ENTRETIEN 
autour des fragments d’un film à venir : Histoire de l’ombre (histoire de France)
 


















OM : Le Lundi de Phantom qui t'est consacré à l'Espace Khiasma le 22 avril met en tension le monde d'un film rêvé avec les séquences que tu as finalement filmées. À l'heure où tu approches de la fin de la réalisation de ton long métrage Histoire de l'ombre (histoire de France), peux-tu nous parler de ce qui composait au départ le film rêvé ?

AP : Le film rêvé, c'est tout ce qui n'existe pas dans le film, donc c'est le film aussi… C'est compliqué de distinguer le film qu'on a en tête et le film qui se fait réellement, les deux vont ensemble. C'est ce que j'aimerais essayer de montrer pour ce lundi de Phantom. Beaucoup de choses dont je rêvais sont dans le film, mais différemment. C'est en revoyant tout ce que j'ai écrit pendant ces deux années que j'ai ressenti un véritable écart entre ce que je pensais faire et ce qui a été fait. Parce que si il n'y avait pas tout ce texte, je ne pourrais pas savoir vraiment ce qui s'est passé. Ma vie change tout le temps, donc mes rêves aussi, et ces notes, ces textes, enregistrent le changement. J'aime bien ça parce qu'il y'a dans les textes un autre film, énormément de pistes qui n'ont pas été tournées. C'est vraiment un bon matériel pour les prochains films.
Mais écrire le film rêvé, c'est vraiment construire quelque chose de mental qui ne peut vraiment pas se montrer, se réaliser. Nous n'avons pas du tout regardé toute cette écriture pour le tournage. Les choses se font presque parallèlement. Il y a comme un lien magique qui relie les deux mais qui ne s'inscrit nulle part dans le tournage. En revanche, pour le montage, j'ai eu besoin de relire les textes… 
 


















OM : J'ai l'impression que le film rêvé ne disparaît pas totalement d'ailleurs, qu'il n'est pas seulement une ébauche, mais plutôt un fantôme du film réalisé, une présence qui continue à vivre à sa marge.

AP : Oui, c'est ça. Une sorte d'humus. J'ai vraiment besoin d'écrire avant et pendant un film, pourtant je ne fais rien lire à l'équipe du film, je n'ai même pas les textes sur moi pendant le tournage. C'est exactement la même chose quand des idées viennent quand je marche dans la rue et que je m'arrête pour les noter, ça devient tout de suite une autre histoire. C'est la même chose pour un film, sur le tournage, je ne pense pas à ce que j'ai écrit. Je fais confiance à mon inconscient, je suis dans le moment présent, il y a la lumière, la pluie ou le soleil, l'humeur de l'équipe, etc. Je ne m'occupe que de ça. Je sais très bien que les choses travaillent, qu'il y a quelque chose en dessous de tout ça qui me fait être là. Mais si j'y pense, je rate tout, je réalise, je tords les choses. Je ne veux pas réaliser ce que j'écris, ce que je pense. Je fais juste confiance à l'inconscient. Le conscient revient au montage.



OM : Histoire de l'ombre (histoire de France) est un road movie minimal. Nous suivons deux personnages, un duo mal agencé, toujours à la recherche d'un équilibre. Il se développe cependant au fil du film un troisième personnage essentiel : le territoire - à la fois dans sa dynamique paysagère mais aussi dans sa dimension sonore et mythique. Comment as-tu approché les différents territoires du film ?

AP : Je voulais commencer le film au bord d'une ville et à côté d'un aéroport. Je voulais qu'on entende le trafic des avions, des trains, des voitures. Quand j'ai débuté une résidence à l'Espace Khiasma avec le soutien du Département de la Seine-Saint-Denis, nous avons cherché avec l'équipe de Khiasma des lieux dans le 93 qui pouvaient correspondre à cette idée de ville qui finit, de départ. On a fait des repérages et on s'est arrêté sur une zone très particulière de Tremblay-en-France, une forêt de sapins près de l’aéroport. On a collecté des informations sur ce lieu, rencontré des gens, des associations, cherché dans les archives disponibles sur la ville. On y a trouvé énormément de choses qui parlaient du voyage mais aussi du temps, des temporalités multiples qui se côtoient à cet endroit où l'on passe d'une ferme à un aéroport en quelques centaines de mètres.
Je n'ai pas utilisé ce matériel documentaire directement dans le film, comme souvent, mais il a énormément influencé le traitement de l'ouverture où on ne sait pas où l'on est, en terme d'espace, de lieu et d'époque. Nous avons parlé du projet à la ville qui nous a autorisé à filmer dans l’église de Tremblay qui propose encore un autre saut temporel. Dans l’église, on entend les avions, mais l’atmosphère de l’église, les statues qui s’y trouvent marquent un espace où le temps semble s’être arrêté.
À Tremblay, on sent bien la ville finir, l'agglomération urbaine se transformer, on sent bien dans ce paysage des lignes de fuites, partout. Ce sont les pylônes électriques, les avions, les autoroutes qui traversent les champs et qui filent vers l'horizon. Il y a une grande force invisible qui découpe le paysage. À cet endroit, l'ailleurs est très concret car il n'y a que du mouvement de grande ampleur, pas de marcheur ou de vélos, pas de corps, pas de visages, tout file, pas de présent, tout s'en va. C'était très bien pour le début du film, les acteurs étaient seuls au monde et au milieu d'un mouvement invisible. Quand on les voit, on se dit tout de suite (enfin j'espère) que c'est le début de quelque chose, que quelque chose les attend ailleurs. Et ça, c'est le paysage qui fait ressentir ça, ce n'est pas la peine d'inventer des scènes qui expliquent tout ça, c'est le lieu qui parle. Pas de psychologie, pas d'histoires, juste le lieu. Pour le reste du film, c'est la même chose, les territoires parlent avec les acteurs, mais pour dire autre chose…

OM : J'ai envie de dire que c'est aussi ton premier film parlant. Même s'il y a des voix dans plusieurs de tes films précédents, elles ne trouvent pas de corps. Ce sont en quelque sorte des voix littéraires et d'une certaine mesure des voix magiques. Elles sont performatives, elles font advenir le film. Ici, on commence de manière très classique par des personnages qui parlent pour doucement peut-être retrouver ce détachement de la voix. De nouveau elle n'est plus synchrone avec le corps, au moment où celui-ci retrouve cette présence animale et mutique qui traverse plusieurs de tes films précédents – comme s'il fallait rompre à un moment donné la fable du réalisme.





AP : Oui, peut-être que les voix ici sont arrivées à destination, elles ont trouvé leur corps (surtout avec Sharif Andoura avec qui je travaille depuis le début, ça été une longue route pour qu'il puisse enfin parler), mais dans le film, il y a un conflit à un moment qui rend doucement muet les deux personnages. Mais c'est vrai que le film commence avec la parole, il y a d'ailleurs très peu de dialogues dans le film, mais la parole, oui.
Ce sont des gens qui parlent mais l'adresse est compliquée à évaluer; même en terme de chorégraphie, les corps ne se répondent pas, il y a beaucoup de regards ou des paroles hors-champs. Elle se diffuse dans l'air pour peut-être trouver d'autres corps… Ce n'est pas un langage très vivant dans le sens où les différentes paroles ne délivrent pas entre elles beaucoup d'actions. Aussi dans le film, il y a beaucoup de moments de nuit. La nuit c'est l'ombre, elle recouvre tout, et à chaque fois la parole disparait un peu plus. La parole ne résiste pas à la nuit.
Et puis, je suis très attaché au cinéma muet, la parole est venue beaucoup trop vite. Dès qu’elle est arrivée, le réalisme a tout emporté. Les images se sont mises en retrait parce que la parole existait déjà. La parole a exercé son pouvoir. Le cinéma n'a pas résisté à cela et c'est bien dommage je trouve… Le monde n'existe pas sans son, mais il peut exister sans paroles.





OM : En même temps que tu mets en place une écriture cinématographique plus construite, tu poursuis tes recherches autour d'une forme d'un cinéma, je dirais, « à plusieurs pistes ». Comme dans La première phrase où le film se compose de deux longs plans, d'une chanson et d'un texte lu en direct.

AP : Oui, ces deux dernières années, comme j'éprouvais une certaine frustration entre les phases de tournage qui étaient toujours trop longues pour moi, j'ai voulu continuer à faire des films, mais je n'avais pas le temps non plus de me lancer dans des choses qui auraient pu parasiter Histoire de l'ombre. J'ai donc énormément écrit, et à un certain moment j'ai pensé que certains textes, au début autonomes, pouvaient se frotter à certaines scènes que j'avais tournées auparavant mais qui n'appartenaient pas à des films. C'est comme ça je j'ai commencé La première phrase. J'avais tourné une scène au Texas, et six mois plus tard, je me suis rendu compte que j'écrivais inconsciemment un texte qui faisait écho à cette scène. J'ai bien aimé ce décalage temporel et je me suis dit que je pouvais peut-être trouver un moyen pour construire un film qui rende compte de ce décalage. Le décalage temporel est devenu un décalage physique. Décoller la voix du corps avec un acteur qui lit dans l'ombre du film. En fait, c'est vraiment une question qui traîne dans tous mes films, cette histoire de la voix. Et quand le Centre Pompidou (Hors Pistes 2013) m'a demandé un film, je leur ai proposé ça et j'ai bien aimé. J'ai envie de continuer.

OM : Dans le film, il y a aussi une forte référence à la peinture. Je ne pense pas tant au traitement visuel d'ailleurs mais à la peinture comme mémoire, comme inconscient, comme si les personnages passaient sans cesse d'un statut de personnes à celui de figures. Cela rejoint ton idée sur le cinéma parlant et son réalisme qui emporte tout du mythe même du cinéma et de ses figures.

AP : C’est vrai que les personnages qui jouent un rôle et qui miment une identité psychologique me bloquent. Je n’y crois pas du tout, je reste extérieur tant ils sont déjà remplis d’intentions, j’ai l’impression d’être devant un bloc fermé. La figure me plaît plus dans son rapport à l’ouvert, j’ai plus d’espace, son mutisme m’inquiète plus, et c’est pour moi plus jouissif. C’est comme une coquille vide dans laquelle je peux m’installer et qui me paraît moins autoritaire, c’est comme un moyen de transport, je descends quand je veux, j’ai plus de liberté. C’est un point sur lequel je travaille en général beaucoup avec Sharif Andoura et aussi dans ce film avec Jean-Baptiste Verquin. Le travail consiste à se concentrer sur les actions au présent, le passé est rarement convoqué dans le travail avec les acteurs. On essaie de ne pas pensé d’où vient le geste, mais plutôt se concentrer sur la précision du geste en fonction du présent et de ce qui peut arriver en dehors du geste, c’est à dire avec ce qu’il y a.

 
















18 avril 2013
Histoire de l’ombre (histoire de France), Alex Pou
Résidence à Khiasma soutenue par le Département de la Seine-Saint-Denis
Film en développement à La Fabrique Phantom 2013


mardi 9 avril 2013

Pour un statactivisme. La quantification comme instrument d’ouverture du possible


(article à paraître en avril 2013 dans la Tracés. Revue de sciences humaines, n° 24.)

Emmanuel Didier

CNRS-EHESS, GSPM

Cyprien Tasset

CNRS-EHESS, GSPM
Images extraites de l'atelier de dessin de la BAC du 14ème arr. de Paris (Courtesy Julien Prévieux)



Classiquement, ce sont les probabilités qui font le lien entre les statistiques et le possible. Ainsi, c’est par un calcul de probabilité que le fondateur de la démographie, John Graunt, passa des registres de mortalités tenus par les paroisses puis transformés en statistiques, aux « chances » de mourir des personnes qui voulaient prendre une police d’assurance et aux montants des rentes viagères que les assureurs pouvaient leur verser (Daston, 1988).
Pourtant, en reprenant les propositions de Luc Boltanski dans De la Critique, on peut distinguer, non pas une, mais deux façons de les lier. D’un côté, conformément à cette tradition classique « le risque, en tant qu’il est probabilisable, constitue précisément un des instruments de construction de la réalité inventés au XVIIe siècle [...] » (Boltanski, 2009, p. 93) ; il est pensable à partir de formats et d’épreuves relativement stabilisés. D’un autre côté, « tout événement n’est pas maîtrisable dans la logique du risque, en sorte qu’il demeure une part inconnue d’incertitude [...] » (ibid.). C’est ainsi que Boltanski introduit la distinction entre, d’une part, « la réalité » qui « tend à se confondre avec ce qui paraît se tenir en quelque sorte par sa seule force, c’est-à-dire avec l’ordre [...] » et, de l’autre, « le monde » comme « tout ce qui arrive », l’ensemble « des événements ou des expériences, dont la possibilité n’avait pas été insérée dans le dessin de la réalité » (ibid.). Nous ne nous occuperons pas ici des moyens par lesquels le possible est domestiqué par les probabilités au sein d’une réalité conçue comme cohérente et close sur elle-même, mais d’une multitude de pratiques engageant la pensée statistique et qui interviennent au contraire pour remettre en cause la réalité et faire place au monde.
À la suite de Foucault (2004) et de beaucoup d’autres, et malgré les imprécisions que le terme engendre, on peut convenir d’appeler néolibéral l’état actuel de la réalité. Celle-ci est en grande partie conformée et consolidée par les statistiques, ce qui ne doit pas, en soi, nous étonner. En effet, la statistique a eu partie liée depuis son origine avec le pouvoir et en particulier le pouvoir d’État (Bourdieu et al., 2000, p. 7), comme l’étymologie du mot le rappelle, ou encore avec la gouvernementalité (Foucault, 2004). Mais nous avons pu remarquer que le noyau dur technologique de l’instrumentation concrète du néolibéralisme est singulier, il peut être appelé le benchmarking, une évaluation quantitative et comparative permanente de l’activité des agents qui se transforme en compétition (Bruno et Didier, 2013). L’évaluation est tellement systématique aujourd’hui qu’elle tend à se confondre avec l’action elle-même. Partout, tout le temps, on nous demande de définir nos indicateurs afin de quantifier notre activité. Or, comme le dit Alain Desrosières, « [u]ne fois les procédures de quantification codifiées et routinisées, leurs produits sont réifiés. Ils tendent à devenir la réalité, par un effet de cliquet irréversible » (2008a, p. 12). Nous sommes alors tenus d’atteindre des objectifs chiffrés, et d’intensifier indéfiniment nos performances dans le domaine défini par l’indicateur. La pratique est rabattue sur une ligne pauvre de reproduction optimale du même, au détriment des variations, expérimentations, accidents et imprévus. L’insertion des acteurs dans des réseaux de quantification de plus en plus serrés apparaît donc comme un des instruments majeurs du rétrécissement des possibilités pratiques qui leur sont offertes.
Il n’est donc pas étonnant que les statistiques soient devenues l’objet de multiples critiques, d’un rejet de principe. Pourtant, si elles sont aujourd’hui suspectées d’avoir partie liée avec le pouvoir et la sanction, l’histoire de leurs liens avec la réforme sociale et l’émancipation est tout aussi longue et riche. Elles ont aussi, par le passé, montré qu’une autre réalité était possible ou ont rendu d’autres possibilités réelles. C’est pourquoi nous ne réagissons pas comme ceux qui les rejettent en bloc et crient « Non à la quantophrénie ! Non aux chiffres ! Oui aux qualités ! » (voir par exemple Caillé, 2012, p. 84-87) car, ce faisant, ils laissent le monopole de ces instruments aux puissants. Il n’y a pas de raison pour que la quantification se trouve toujours du côté de l’État et du capital.
Le statactivisme, qui est un néologisme de notre invention, doit être compris à la fois comme un slogan et comme un concept descriptif, utilisé pour qualifier les expériences visant à se réapproprier le pouvoir des statistiques. Dans cet esprit, une conférence a été organisée à Paris le 15 mai 2012 qui a permis, d’une part, de cartographier un ensemble de travaux correspondant à cette ambition et, d’autre part, d’expliciter les tensions et les questions dans lesquelles nous plongeait cet usage de la quantification1. Le présent article puise dans les communications qui y ont été délivrées et présente leurs principaux résultats concernant l’ouverture du possible par les statistiques.
Nous avons tenu à étayer notre proposition par une démarche illustrative et même démonstrative. Cette dernière dimension vise en particulier à réévaluer les obstacles réputés interdire que l’on s’empare de la quantification comme argument. Ainsi, on doute parfois que les statistiques puissent échapper à leur rôle courant d’outils du néolibéralisme ; ou bien l’on craint que leur technicité les réserve aux seuls spécialistes. Nous voulons au contraire montrer qu’elles peuvent jouer un rôle émancipateur important dans la main d’un grand nombre d’acteurs.
Ainsi, faire des statistiques semble nécessiter de solides connaissances mathématiques. Il est vrai que depuis les années 1930, les grands statisticiens sont aussi des mathématiciens, et que des outils techniques sophistiqués ont été introduits dans la discipline. Mais rappelons-nous que les sociétés occidentales ont été recouvertes par une « avalanche de chiffres » statistiques dès le milieu du XIXe siècle (Hacking, 1982). Qui, alors, produisait ces ribambelles de nombres ? Principalement des gens sans grandes compétences mathématiques que cela n’empêchait pas de produire des connaissances ainsi que de peser sur la réalité. Quantifier, c’est produire du savoir, donc acquérir du pouvoir. C’est donc une arme précieuse dont nous pouvons nous ressaisir.
Pour autant, il ne faut pas se défier des statisticiens professionnels ; au contraire, ils peuvent être de précieux alliés. Mais il n’est pas toujours nécessaire de passer par eux. Nous verrons que les compétences requises pour le statactivisme peuvent être largement partagées. Sans recourir ni aux ressources de grosses institutions, et en particulier à l’État, ni à celle d’une science très spécialisée, nous verrons dans quelle mesure le public peut se rendre capable de produire de bonnes statistiques, qui font mouche, qui produisent leur effet dans la société.
Du même coup, le statactivisme participe de la lutte contre l’éparpillement des oppositions. En effet, en intervenant le plus souvent sous la forme de « réformes » sectorielles, le benchmarking a favorisé un cloisonnement des critiques au sein de chaque univers professionnel. Résultat, les acteurs des différents univers professionnels concernés expriment leur éventuel désarroi, mais tour à tour et face à un public spécialisé.
Le statactivisme, au contraire, permet de dépasser les frontières instituées. Ceci lui est facilité par la tradition française des statistiques où coexistent d’une part des spécialistes de tel ou tel objet (économie de la santé, sociologie de la culture, etc.) et d’autre part des mathématiciens pointus, dont les méthodologies sont transférables d’un domaine à un autre. Mais surtout, la question qu’il pose a rallié des spécialistes de plusieurs disciplines. Le colloque de mai rassemblait en effet des chercheurs spécialisés dans l’étude des statistiques, des militants habitués à utiliser les chiffres pour faire avancer leurs causes et enfin des artistes plasticiens dont l’inspiration se trouve dans la quantification et les techniques contemporaines du management par les nombres. Nous montrons que critique universitaire, critique sociale et critique artiste convergent.
Si le statactivisme consiste à utiliser les statistiques au service de l’émancipation, on peut en répertorier trois variantes. Après un retour historique qui permet d’interroger le degré de radicalité de la critique statistique, nous nous pencherons sur une première pratique très largement partagée consistant à ruser avec la règle de rendu des comptes, individuellement et souvent secrètement, de façon à s’approprier les résultats de l’exercice. Deuxièmement, certains utilisent les statistiques pour consolider une catégorie collective sur laquelle s’appuyer pour revendiquer des droits et défendre leurs intérêts. Enfin, troisièmement, certains produisent des indicateurs alternatifs qui montrent l’importance sociale d’éléments de réalité pourtant négligés par les institutions dominantes. Chaque discipline – à savoir science, militantisme et art – envisage ces opérations dans les termes de son médium de prédilection : textes, interventions ou images (même si l’on sait bien que chacune de ces pratiques intellectuelles utilise les trois), et avec la liberté de ton, qui peut aller du sérieux à l’humoristique, qui lui convient le mieux. Chacune conserve ainsi la spécificité de son langage pour apporter son éclairage sur une opération commune.

Trois expériences d’activisme statistique réformiste dans les années 1960-1970

L’histoire du lien entre statistique et émancipation sociale est ancienne, et en tous cas précède de très loin l’usage actuel des statistiques comme instrument du management incitatif auquel le statactivisme s’oppose. Nous replonger dans le passé permet de mieux suivre la carrière de ces innovations statistiques et donc de mieux comprendre, sur la durée, comment de telles innovations peuvent être acceptées par le public. Les transformations qu’elles appelaient de leurs vœux étaient-elles radicales ou réformistes ? Et qu’en est-il de celles qu’elles ont effectivement engendrées ?
Un exemple intéressant est celui du livre Les héritiers (1964) de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron. Il montrait statistiquement que l’école ne palliait pas les inégalités culturelles entre les enfants, mais faisait l’inverse en validant le capital culturel de ceux qui le recevaient de leur famille. La démonstration était faite au moyen de variables croisées les unes avec les autres pour montrer que ce sont les enfants dont les parents appartiennent aux catégories sociales ayant déjà un capital culturel important qui parviennent à entrer dans les filières scolaires les plus prestigieuses.
Ce que le livre montrait, tout le monde le savait plus ou moins pour son cas personnel. Mais, en totalisant une série d’expériences individuelles objectivées, il donnait à chacun un appui pour comprendre comment son propre cas était moins le fruit de sa vertu scolaire personnelle que d’un système s’imposant à tous. D’où un effet de déculpabilisation.
On voit l’importance du fait que les nomenclatures utilisées soient officielles : provenant du système lui-même, elles montrent ses contradictions internes. Il prétend pallier les injustices, il fait appel à l’éthique du don des enseignants qui dispensent le savoir pour le bien de tous mais, en fait, il ne fait que réinstituer l’inégalité.
Boltanski, qui a présenté cette analyse, en conclut que la critique statistique ne permet pas de capturer ce qu’il appelle des critiques existentielles. Ces critiques radicales, qui sont le plus souvent du ressort des artistes, consistent à puiser dans le monde des éléments qui comptent sans pour autant avoir été institutionnalisés. Les Héritiers n’incitait pas à mettre en cause l’existence même de l’école. Le livre proposait plutôt une critique réformiste échafaudée à partir des catégories de la réalité institutionnelle et critiquait l’institution depuis celle-ci. Il n’en demeure pas moins que la publication de ce livre a rencontré un grand succès, et aurait même « joué un rôle non négligeable dans le changement d’humeur collective qui a précédé mai 1968 » (Boltanski, à paraître).
La longue controverse sur l’indice des prix en France en est un autre exemple, présenté par Alain Desrosières (Date). Il montre le cheminement des indices des prix alternatifs pendant toute la période qui va de 1972 aux années 1990. Pendant cette période, la Confédération générale du travail (CGT) publiait les résultats d’un indice qu’elle avait construit elle-même, différent de celui de l’Institut national des statistiques et des études économiques (INSEE). La CGT arguait du fait que l’indice INSEE reposait sur des hypothèses qui correspondaient trop au mode de consommation des classes moyennes, très différent de celui des classes populaires. Par exemple, le ménage de référence retenu par la CGT était composé de quatre personnes, deux parents et deux enfants, dont le chef est ouvrier qualifié et locataire d’un logement « décent » en région parisienne. Ce ménage n’est pas celui de l’INSEE. De même, les paniers de biens pris en compte ne sont pas les mêmes, celui de l’INSEE comptant 295 produits alors que celui de la CGT en comptait 363. Ces différences de conception aboutissaient à des valeurs finales différentes de plus de 2 points en moyenne entre 1972 et 1982 (Piriou, 1992).
Initialement, l’indice de la CGT a connu un succès important, très souvent utilisé – à côté de celui de l’INSEE – lors des négociations salariales et parfois relayé dans les médias (Piriou, 1992, p. 82). Pourtant, à partir de la fin des années 1980, il est de moins en moins repris jusqu’à ce que la CGT décide d’arrêter complètement son calcul pendant les années 1990. Comment l’indice de la CGT a-t-il pu être recevable dans un premier temps, avant de perdre progressivement de son intérêt pour, finalement, disparaître corps et biens ? Desrosières (Date) propose de considérer que les arguments statistiques rencontrent des conditions de réception qui leur sont plus ou moins favorables, et qui peuvent changer avec le temps. Pour lui, ces conditions sont pour une part macrosociologiques et comprennent des façons de penser et d’organiser les rapports sociaux et pour l’autre part microsociologique, et dépendent des réseaux d’acteurs mobilisés pour faire exister ces statistiques alternatives. Une constante de cette histoire est que les indices, s’ils différaient sur les produits pris en compte dans leur calcul, s’accordaient par ailleurs sur l’appareil méthodologique qui permettait de les calculer et sur leurs usages institutionnels. Avec son indice, la CGT reprenait à son compte l’architecture de concepts économiques qui le rendent pertinent. En ce sens, on peut encore tomber d’accord sur le fait que la critique était réformiste, et non radicale.
L’année où la CGT lançait son indice, l’artiste allemand Hans Haacke montait à la galerie newyorkaise John Weber une exposition avec des objectifs que l’on peut rapprocher de ceux du livre Les héritiers dont il est question plus haut2. Le jour du vernissage, le public ne voyait rien d’autre qu’une table sur laquelle reposaient des questionnaires d’une vingtaine d’items portant sur ses caractéristiques sociodémographiques et ses opinions concernant des événements d’actualité. Quelques jours plus tard, Haacke, ajoutait à son accrochage les résultats de son enquête sous forme de tableaux représentant des graphiques et des histogrammes. Ces derniers montraient que l’immense majorité des visiteurs étaient liés professionnellement au monde de l’art, appartenaient à une classe moyenne éduquée et aux moyens financiers limités, et qu’ils se déclaraient très majoritairement libéraux (au sens américain du terme). Haacke produisait ainsi un contraste avec d’autres expositions qu’il réalisait pendant la même période, où il affichait, sans commentaire, des déclarations de grands magnats de l’art contemporain (Rockefeller, Kingsley, etc.) montrant leur idéaux très farouchement Républicains, et le cynisme avec lequel ils associaient leur collection au développement du capitalisme. Ainsi, dans les cadres du monde de l’art (une galerie prestigieuse à New York) et au moyen de catégories très solidement établies, Haacke exposait-il le fossé politico-social qui opposait radicalement le public de l’art contemporain et l’élite qui en est le commanditaire. La critique statistique était plutôt réformiste, au sens où elle s’appuyait sur les institutions qu’elle prétendait écorner.
Ces trois expériences très conformes à l’esprit des années 1970 ont des auteurs qui n’étaient pas tous spécialistes de la statistique, mais qui pour autant étaient loin d’être démunis face à elles. Bourdieu s’inscrivait dans la longue tradition sociologique d’utilisation des statistiques que l’on peut faire remonter jusqu’au Suicide de Durkheim ; il était, en outre, personnellement lié à des statisticiens de l’INSEE depuis les années 1950. De son côté, la CGT prolongeait une longue tradition de production de statistiques sociales qui remonte pour les syndicats à la fin du XIXe siècle (Topalov, 1994, p. 280 sq.). Enfin, si rien n’indique que Hans Haacke ait reçu une quelconque formation statistique, il pouvait s’appuyer sur son expérience d’artiste déjà installé pour critiquer de l’intérieur le monde de l’art. Les représentants de cette génération de statactivistes utilisèrent donc les riches ressources cognitives et institutionnelles auxquelles ils avaient accès pour produire des statistiques. Dans la mesure où ces dernières prennent appui sur des éléments de la réalité stabilisés et institutionnalisés – nomenclatures, séries de produits, réseau de distribution et de publicisation d’un milieu, etc. –, elles ne remettent pas radicalement en cause la réalité mais permettent plutôt de l’infléchir, de la réformer. Bourdieu et Passeron n’ont pas remis l’existence de l’école en cause, mais ils en rendaient une réforme possible ; la CGT a construit un outil qui lui a permis de peser davantage, mais dans le cadre institué des négociations salariales ; enfin, Haacke a participé à la fondation d’un nouveau mouvement appelé la « Critique institutionnelle » qui a pris place dans le monde de l’art. L’accès aux ressources statistiques institutionnelles a pour effet conjoint de rendre une réforme possible, et de stabiliser le cadre dans lequel ces réformes ont trouvé leur place. Ainsi, le statactivisme, c’était Framing and Being Framed, pour reprendre le titre du livre où Haacke a présenté l’exposition du sondage (Haacke et al., 1975). Sautons maintenant par dessus la quarantaine d’années qui nous séparent de ce temps héroïque et explorons la descendance actuelle de cet usage des statistiques.

Les ruses avec la règle : le cas de la police

Depuis les années 1970, l’objet des luttes engageant des nombres, et donc du statactivisme, s’est déplacé en suivant les grands projets institutionnels de quantification. En effet, ceux-ci s’appliquent désormais moins à de vastes agrégats comme le système scolaire, les négociations salariales par branche, le monde de l’art, qu’à l’activité des personnes individuelles.
De sorte que la pratique statactiviste probablement la plus largement répandue aujourd’hui, mais qui reste aussi discrète qu’elle est commune, consiste, pour les acteurs du bas de la hiérarchie, à se donner pour eux-mêmes des marges de manœuvre à l’intérieur des cadres de production des comptes rendus statistiques qui leur sont imposés. Cette façon de résister à l’évaluation revient à se comporter comme les dirigeants, c’est-à-dire à ne pas croire à la lettre de la règle, pour l’adapter dans un sens qui convient mieux à celui à qui elle s’applique. Mais la principale différence entre le haut et le bas de la hiérarchie consiste en ce qu’en bas, ces réadaptations sont tenues secrètes, ou plus exactement sont effectuées discrètement, car tenues pour illégitimes, alors qu’en haut elles peuvent être proclamées comme n’étant rien d’autre que des adaptations salutaires, gages de souplesse et de flexibilité (Boltanski, 2009, p. 217 sq.). Le statactivisme, consiste ici pour les dominés, d’une part à prendre des libertés avec la lettre de la règle, et d’autre part à rendre publique et légitime une pratique courante, mais passée sous le boisseau.
Pour illustrer ce point, on peut utiliser le cas de la police qui est depuis quelques années soumise à ce que ses détracteurs appellent péjorativement la « politique du chiffre » et ses thuriféraires la « culture du résultat ». On a coutume de localiser la naissance de ce système à New York City, pendant le premier mandat du maire Républicain Giuliani, entre 1994 et 2001. Son préfet de police, William Bratton, mit alors en place un système de management policier appelé Compstat (qui signifie pour les uns « computer statistics » et pour les autres « comparative statistics ») reposant fondamentalement sur la quantification de l’activité des agents. Les commissaires de precinct (équivalent à peu près à un arrondissement de Paris) avaient pour charge de quantifier leurs activités, de façon à rendre des comptes très régulièrement à la plus haute hiérarchie policière, ce qui devait leur permettre de prouver qu’ils avaient pris des initiatives et été particulièrement « proactifs ». Dès que cet instrument fut mis en place, la criminalité enregistrée baissa de façon impressionnante. Certains contestèrent le rapport de cause à effet de l’un à l’autre, affirmant qu’il n’y avait eu que concomitance, mais d’autres – comme le sociologue de la police respecté, Eli Silverman, qui fit une étude approfondie de Compstat (1999) – parlèrent de « miracle new yorkais ». En tous cas, de très nombreuses polices imitèrent ce système, aux États-Unis comme dans le monde. Ce fut le cas en particulier de Baltimore, dont le système « Citystat » apparaît dans la fameuse série télévisée Sur écoute (The Wire) ainsi que de la France, où le préfet de police de Paris Jean-Paul Proust importa Compstat en 2001 (Didier 2011a).
On assiste cependant, depuis quelques années, à un retournement spectaculaire des jugements portés sur Compstat. Même Silverman remet en cause très vigoureusement ses effets récents sur les agents. Le système ne les motiverait plus à mieux lutter contre le crime mais, au contraire, il dévoierait leur motivation et les inciterait à ruser avec leurs propres règles. Par exemple, il montre que les policiers new yorkais ont, en 2011, réalisé un nombre de contrôles d’identité de jeunes gens noirs supérieur au nombre de jeunes noirs effectivement recensés dans la ville ! Autrement dit, les objectifs quantitatifs à atteindre en cette matière auraient incité les agents à préférer contrôler toute personne jeune et noire qu’ils rencontraient, sans exception, alors que la loi stipule de ne contrôler que ceux pour lesquels il existe un doute sérieux et véritable que la personne s’apprête à commettre une infraction. Les policiers auraient donc utilisé les marges de manœuvre dont ils disposent – il ne revient qu’à eux de décider si telle ou telle personne s’apprête à commettre une infraction – pour satisfaire leur chef direct, réinterprétant par là même les limites de leur discernement qui pourrait leur commander d’agir autrement. Silverman accuse du même coup les évaluations quantitatives d’engendrer indirectement un racisme d’État, parce que le comportement optimal, pour les agents, consiste à ruser avec la loi de façon à maximiser leur activité apparente.
Pour donner à voir la dérive systémique de Compstat, Silverman et un ancien agent de police, John Eterno, ont mis en place une enquête statistique (Eterno et Silverman, 2012). Le syndicat des policiers retraités leur a donné accès au fichier de ses membres. Ils ont fait passer à ces derniers un questionnaire anonyme qui leur demandait s’ils avaient le sentiment d’avoir transformé les chiffres, ou leur comportement sous l’influence des chiffres, d’une façon « unethical » (non éthique) et s’ils pouvaient attribuer ces comportements à la mise en place de Compstat. Parmi les répondants, plus de la moitié répondirent que depuis Compstat, ils avaient effectivement eu des comportements très éloignés de la norme et un quart assez éloignés.
En France, certains fonctionnaires des forces de l’ordre dénoncèrent aussi ces travers. Le brigadier de gendarmerie Jean-Hugues Matelly écrivit ainsi avec le sociologue Christian Mouhanna Police : des chiffres et des doutes (2007) et le commandant de police Philippe Pichon, pour sa part, publia son Journal d’un flic (2007). Dans les deux cas, ils insistaient sur le fait que la quantification n’incitait pas seulement les agents à agir plus efficacement, mais qu’elle les poussait aussi à adopter des comportements contraires à ceux que prescrirait la déontologie policière. Pour atteindre de bons résultats quantifiés, le comportement individuel le plus facile peut consister à biaiser les chiffres.
De son côté, l’association Pénombre, composée en majorité, mais pas exclusivement, de statisticiens professionnels et de professeurs de mathématique, et qui intervient dans le débat public pour lutter contre l’« innumérisme », tourna un petit film, pastichant les reportages télévisés, sur un commandant fictif appelé Yvon Dérouillé. Celui-ci y explique comment il est possible, avec un peu de chance et de malice, de dénombrer bien plus de faits élucidés (c’est-à-dire de faits que l’on peut attribuer à un suspect) que de faits constatés (sans le suspect), ce qui est jugé positivement par la hiérarchie. Ce résultat, même s’il se comprend lorsqu’on entre dans la logique quantitative (si un fumeur de haschisch dénonce trois fournisseurs, il y a un fait constaté – consommation illicite – et quatre faits élucidés car un fumeur plus trois suspects), reste tout de même largement paradoxal pour le sens commun qui voudrait qu’un fait élucidé ait toujours été, auparavant, constaté.
Julien Prévieux, artiste plasticien, pousse à son paroxysme la liberté engendrée par l’écart entre la règle et son application en en faisant l’occasion d’une activité proprement artistique – qui n’est d’ailleurs pas sans malice non plus. Ayant été mis en contact avec de jeunes policiers de la BAC du 14e arrondissement par un réseau amical, il leur a proposé de faire un atelier de dessins statistiques à partir des données de la criminalité observée dans leur arrondissement. Les fonctionnaires ont utilisé les plaintes déposées dans leur commissariat pour un certain nombre d’infractions (cambriolages, vols, etc.). Julien Prévieux leur expliqua alors comment transformer ces données en diagramme de Voronoï – un outil qu’il a d’ailleurs dû travailler lui-même durement en préparation – qui est une représentation graphique proche des isobares météorologiques, où la densité du crime est représentée par une densité de traits plus importante. Artistes et policiers ensemble, sur leurs heures de loisir (et même peut-être pendant leurs heures de travail, mais nul ne peut l’attester), ont exercé leur sens esthétique en traçant de splendides dessins. Les résultats ont été exposés à de nombreuses reprises dans des centres prestigieux qui attestent indubitablement du caractère artistique de ces productions. Certains ont été vendus à des collectionneurs ou à des musées publics, les bénéfices étant partagés entre l’artiste certifié et les policiers, lesquels n’étaient donc pas nécessairement plus désintéressés que lorsqu’ils tentent de satisfaire leurs hiérarchie. Les marges de manœuvre qui persistent dans l’application de la règle policière prenaient ainsi une valeur artistique.
Ainsi, on assiste ici à un statactivisme à double détente. Au premier niveau, il concerne tous les agents d’une administration et ne requiert que des ressources minimes pour être mis en place, à savoir la maîtrise pratique des règles d’auto-évaluation des agents d’exécution. Il consiste en l’appropriation de ces règles de production des statistiques de façon à, plus ou moins discrètement, plus ou moins ouvertement, les adapter à ses propres intérêts – qui peuvent aller de la pure veulerie et flatterie des attentes du chef, à la plus fière indépendance consistant à produire des œuvres d’art. L’activité statistique contraint au codage, sans quoi il n’y aurait pas de données quantifiées, mais le codage, qui est le plus souvent laissé entre les mains des agents les plus dominés de la hiérarchie, laisse nécessairement à ces derniers une marge de manœuvre (Thévenot 1983). Dans la mesure où, comme aujourd’hui, le codeur est celui-là même qui sera évalué par les données qu’il code, il utilise cette possibilité à son propre profit. Rien de radical ici, au contraire, la portion de réalité qui change est minime : le codage d’un fait et à plus long terme la carrière d’un agent.
À un second niveau, le statactivisme consiste à agréger toutes ces pratiques locales, et à montrer que, pour silencieuses qu’elles soient, elles n’en sont pas moins prégnantes. Le statactiviste doit alors résoudre le paradoxe d’être à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’institution. En effet, on ne peut recueillir les traces des opérations discrètes des codeurs sans être avec eux dans l’institution, et en même temps, il faut avoir accès à une tribune publique pour rendre compte à un niveau agrégé de ce dont on a été témoin. C’est la raison pour laquelle les statactivistes ont tendance à travailler en couple ou à plusieurs, le cas typique étant un policier associé à un sociologue.
Les moyens de la publicisation peuvent être, entre autres, statistiques, documentaires ou artistiques : Silverman et Eterno ont réalisé une enquête, les policiers français ont publié des témoignages, Pénombre a réalisé un film, Prévieux a animé un atelier de dessin. Dans tous les cas, ils ne dépendent pas de l’État ni de ses institutions. En effet, pour rendre publiquement discutables les effets de ces pratiques atomisées de jeu avec la quantification, il faut capturer des éléments non pris en compte, cachés, par l’institution. Il n’est donc pas possible de se contenter de ses ressources à elle pour les agréger.
Le rapport au possible de ce statactivisme de deuxième niveau est double. D’une part, il cherche à montrer la possibilité d’une autre réalité agrégée que celle qui est instaurée par l’institution. Il clame par exemple : non, contrairement à ce que l’État affirme, le crime n’est pas en baisse continuelle car cette baisse s’explique mieux par les manipulations de codage effectuées par les forces de l’ordre. Il désigne alors la possibilité d’une autre réalité que la réalité officielle. Mais ce faisant, il dénonce la capacité de l’institution à contrefaire la réalité. Ici, la formule de la clameur est : l’État a les moyens de nous mentir. Ce n’est pas alors sur la réalité que porte le doute, mais sur l’action de l’État, qui peut prétendre faire une chose (lutter contre le crime) mais en faire une autre (manipuler l’opinion). L’État ne se laisse bien entendu pas faire, et comme on a pu le montrer ailleurs en reprenant la structure des assauts d’escrimeurs, la série des parades ripostes entre l’État et les statactivistes est loin d’être achevée (Didier, 2011b).
Pour le coup, ce statactivisme peut être plus ou moins radical, d’une façon qu’il ne détermine pas. Il peut remettre radicalement en cause toute l’institution policière, comme le fait par exemple un Mathieu Rigouste (2011) qui infère à partir de ce dévoilement une alliance du pouvoir politique et du pouvoir économique utilisant la peur comme moyen de gouvernement. Il peut aussi être réformiste, comme le sont Matelly et Mouhanna qui militent pour une refonte du système d’évaluation allant vers une réévaluation positive de la police de proximité.
Le statactivisme couvre ainsi une variété de pratiques qui va du niveau le plus farouchement individuel au plus collectif, et il décrit à nouveau frais les agrégats sur lesquels s’appuient les nouvelles techniques de gouvernement. Mais à ce stade, le collectif qu’il construit n’est pas un sujet politique, doté d’intérêts et de volonté propres. Voyons maintenant, sur un autre exemple, comment cette subjectivation est possible statistiquement.

Se compter pour compter. Artistes et précaires

Parmi les mondes sociaux les plus fortement affectés par le développement d’une gouvernementalité néolibérale se trouve celui des artistes et professions intellectuelles. On en retiendra ici deux séries de conséquences. Tout d’abord, l’envahissement de ces métiers vocationnels par les instruments quantificateurs du pilotage managérial provoque des expériences nouvelles, dont on peut faire ressortir le caractère ambivalent, étrange, grotesque, ou inversement, novateur et excitant.
Dans un second temps, l’invocation d’expériences sociales ne cadrant plus avec les formats disponibles alimente une critique des nomenclatures officielles. Il arrive même que ces expériences soient insérées dans un travail politique et cognitif visant à construire une nouvelle catégorie sociale capable de porter des revendications. Or, comme cela a pu être montré dans le cas des cadres (Boltanski, 1982), pour gagner en reconnaissance, les catégories ont intérêt à s’institutionnaliser statistiquement. Nous voudrions montrer ici que l’invention de nouvelles catégories sociales – et leur critique – est déjà, et devrait être encore davantage, un terrain important de statactivisme.
Si, comme Hans Haacke, nous avions fait remplir aux participants à la journée Statactivisme un questionnaire sur leur identité et leur trajectoire, il en serait probablement ressorti que bon nombre d’entre eux – public comme intervenants – s’étaient posé, ou se posaient actuellement, la question du statut sous lequel ils pourraient durablement exercer et financer une activité artistique ou intellectuelle. Pourtant, seuls les artistes ont trouvé le moyen de mettre en scène les paradoxes dans lesquels cette tension les place. Julien Prévieux présenta ses Lettres de non-motivation (2007). En réponse à des offres d’emploi, il avait envoyé des lettres dans lesquels il dénonçait, chaque fois dans une forme spécifiquement adaptée, les raisons pour lesquels le job lui paraissait inacceptable, et terminait en signifiant son refus du poste. Ces lettres fonctionnaient comme un breaching (Garfinkel, 1967), c’est-à-dire comme une expérience sociologique consistant à se comporter comme un « idiot », de façon à forcer les acteurs à réexpliciter les hypothèses implicites de la société. L’effet était immanquablement comique. Ses lettres reçurent parfois une réponse, pour les unes parfaitement standardisée, pour les autres personnalisée, qu’il présentait en regard de la sienne. Toutes répétaient, d’une façon ou d’une autre que les travailleurs, intellectuels ou non et précaires ou pas, sont censés donner en permanence la preuve de leur motivation en vue de l’emploi. Pour Julien Prévieux, il fallait mettre en évidence, et donc relativiser, le lien existentiel entre la motivation individuelle et les promesses du capitalisme contemporain.
L’artiste Martin Le Chevallier, pour sa part, nous a expliqué qu’en atteignant les quarante ans, il s’était demandé à quel moment il cesserait d’être un jeune artiste prometteur, et comment il deviendrait un artiste qui compte. Pour résoudre cette énigme, il eut l’idée de se tourner vers un cabinet d’audit et de conseil, à qui il demanda de faire son propre audit. L’activité d’un artiste était ainsi rendue équivalente à celle de n’importe quelle entreprise. Après une première réaction de surprise, le cabinet accepta. Le Chevallier raconte comment se déroula l’audit, avec ses modèles SWOT – S-trengths (forces), W-eaknesses (faiblesses), O-pportunities (opportunités), T-hreats (menaces) –, la définition de différentes stratégies et de clients prescripteurs et quelles conclusions en furent tirées. Le rapprochement entre l’activité artistique et ce langage managérial est particulièrement détonnant.
Ainsi, au lieu de rejoindre les luttes collectives de défense de la condition des artistes, il avait, seul, eu recours aux outils utilisés par les chefs d’entreprise, ou les maires pour évaluer le potentiel économique de leur ville. Évidemment, c’était aussi particulièrement drôle. Mais au fond, qu’y a-t-il de si drôle dans une pratique à laquelle, au moins en secret, tout artiste, et beaucoup d’autres travailleurs culturels et scientifiques se livrent ?
À défaut de recourir chacun pour leur compte personnel aux services de l’audit, les intermittents du spectacle ont collectivement fait l’objet au cours des années 2000 d’expertises destinées à préparer et à justifier une réforme de leur régime spécifique d’indemnisation chômage. Lors de la journée de mai 2012, Maurizio Lazzarato nous a présenté une grande enquête, y compris statistique, qui fut menée par les intermittents, au cours de la mobilisation débutée en 2003. Il s’agissait de décrire leurs pratiques professionnelles autrement que dans les termes de la « fraude », et de comparer le prix du nouveau régime dont ils avaient eux-mêmes dessiné l’ébauche à celui du modèle proposé par les pouvoirs publics (Corsani et Lazzarato, 2008). Pour ce faire, près de 1500 intermittents recrutés par « boule de neige » et interrogés par leurs pairs décrivirent rétrospectivement, sur les cinq années ayant précédé le mouvement, leurs pratiques professionnelles aussi bien que leurs ressources, principalement les indemnités de chômage et les cachets. Cette enquête entre pairs a permis d’assurer une relation de confiance, mais aussi une interrogation compétente sur un sujet où le droit d’entrée est lourd, en termes de compétences juridiques et administratives. Une conclusion de ce travail fut de montrer que les expériences de travail des artistes et techniciens intermittents ne correspondaient guère aux représentations d’abus invoquées pour justifier la « réforme ». Les intermittents en lutte associaient ainsi une contre-enquête statistique participative à des comptes-rendus foisonnants de leurs vies professionnelles, avec en point de fuite un large collectif virtuel de travailleurs à emploi discontinu, auxquels ils proposaient d’étendre leur projet de nouveau régime d’indemnisation.
Les tentatives pour constituer de nouvelles catégories sociales autour du genre d’expérience des travailleurs artistiques ou intellectuels sont également centrales dans le propos de Cyprien Tasset. Il décrit en effet deux tentatives en ce sens. L’une, opérée pour ainsi dire par le bas, est illustrée par l’ouvrage Les intellos précaires (2001) d’Anne et Marine Rambach. Pour les Rambach, les « intellectuels précaires » regroupent un ensemble de gens qui se retrouvent en dehors du salariat protégé, comme les chercheurs non titulaires, les artistes, les journalistes pigistes, etc. Il s’agit souvent de diplômés, pas toujours jeunes, mais qui ne trouvent ou ne veulent pas de situation d’emploi stable. L’argument des Rambach est que cette situation dépasse les compétences et propriétés individuelles, et tient à un fonctionnement social qui dévalorise le travail intellectuel – avec l’arrière-pensée de le rendre docile. Selon elles, ces personnes pourraient s’unir de façon à faire reconnaître ce caractère systématique. Le fait de se compter joue un rôle clé dans cette perspective, et c’est aussi une tâche à laquelle elles s’attellent en listant les résultats statistiques sur lesquels elles ont pu mettre la main au cours de leur enquête.
À l’opposé de cette stratégie par le bas, on peut passer « par le haut ». Richard Florida (2002) par exemple, mais il n’est pas le seul, soutient qu’émerge une « classe créative ». Celle-ci, quoique beaucoup plus large, partage néanmoins avec les « intellectuels précaires » un certain nombre de caractéristiques, à ceci près que ce que les Rambach dénonçaient comme aliénant ou au moins ambigu est ici valorisé. Ainsi, les « créatifs » ne sont pas précaires mais, au contraire, toujours prêts à se mouvoir au gré des opportunités créatrices. Ils ne sont pas suspectés d’être oisifs mais au contraire sont à la source de la richesse de tous dans une économie de la créativité. Pour Florida, ce sont donc les fers de lance du capitalisme cognitif à venir. À ce titre, il conseille aux maires soucieux de développement de leur ville de les attirer, conseils vendus à pris d’or et qui impliquent une expertise sur les villes créatives laquelle, d’ailleurs, peut passer par le modèle SWOT (voir ci-dessus).
C’est à double titre que les précaires intellectuels ou créatifs intéressent le statactivisme. Tout d’abord, parce que des ressources statistiques sont engagées dans les luttes de classement impliquant cet objet social encore largement indéterminé. Mais, qui plus est, le phénomène pointé par les Rambach touche, entre autres, des précaires hautement qualifiés en sciences sociales. Indéniablement destructrices, ces situations offrent aussi, dans certains cas, une chance d’élaborer des savoirs à distance aussi bien de la tutelle publique que de celle du management privé. On peut espérer, avec Pascal Nicolas-le Strat, que les professionnels rejetés ainsi en dehors des positions instituées développent des « expérimentations et hybridations » (2005, p. 29), dont certaines pourraient être d’ordre statistique. D’ailleurs, les analyses du conflit des intermittents montrent le rôle, en association avec les chercheurs « CNRS », de militants de la précarité rompus aux sciences sociales, aux côtés de comédiens ayant suivi des formations scientifiques (Sinigaglia, 2012, p. 229).
La catégorie dont il s’agit ici dispose, par définition, d’assez riches ressources cognitives en général, et parfois en particulier de connaissances statistiques. À partir du moment où les acteurs reconnaissent l’avantage qu’il y a à passer par de tels arguments, ils bricolent les ressources dont ils ont besoin (lettres, enquête par boule de neige, recherche documentaire sauvage), ou n’hésitent pas à recourir à des spécialistes qui les leur fournissent (cabinet de conseil, théorie sociologique légitime).
Ici, le possible est donc encore une fois à double fond : il s’agit d’abord de la possibilité d’existence de ce sujet politique collectif, et d’autre part de ses possibilités d’action. Dans le cas de la police, le possible était de l’ordre du dévoilement, puisque le statactivisme dévoilait sous l’action et sous la réalité institutionnelle, une autre réalité, et une autre action. Ici, le possible est affirmatif, puisqu’en construisant une catégorie à partir de vertus et de maux spécifiques, le statactivisme cherche à la fois à prouver l’existence de ce groupe, et à le munir d’arguments. Bien entendu, dévoilement et affirmation ne s’excluent pas mutuellement. Pourtant, ces deux notions permettent de tracer un axe du possible allant, d’un côté, de la négation d’une réalité préexistante à, de l’autre, l’affirmation d’entités qui n’existent pas encore. On projettera sur cet axe le possible lié à la critique réformiste d’un côté et celui qu’exprime la critique existentielle de l’autre.
Mais une fois l’axe tracé, le plus intéressant est de comprendre la complexité des mélanges observés entre les deux extrémités pures. C’est ce que nous pouvons faire en nous concentrant sur le cas d’un dernier outil statistique, après le codage et les catégories, à savoir les indicateurs.

Construction d’indicateurs alternatifs

Le néolibéralisme fait un grand usage d’indicateurs. Un indicateur est une mesure qui donne d’un phénomène complexe une valeur unique et simple, dont une propriété centrale est de varier avec le temps. Le Produit intérieur brut (PIB) est un exemple d’indicateur de la richesse d’un pays, dont on suit les variations d’année en année. Pour construire un indicateur, on ne retient du réel que certains aspects jugés pertinents : dans le cas du PIB, c’est la production des différentes branches mesurées en termes de valeur ajoutée. Mais ce faisant, les institutions participent à consolider un seul aspect de la réalité et à négliger tous les autres ; de ce fait, les indicateurs orientent les actions politiques qu’ils informent. Par exemple, pour voir augmenter le PIB, il faut augmenter la valeur ajoutée ; on peut donc par exemple développer des engrais de plus en plus puissants, qui assurent des récoltes de plus en plus abondantes. Mais c’est négliger leurs effets sur les nappes phréatiques dont la qualité n’est pas enregistrée dans le PIB. Pour que la statistique officielle prenne en compte d’autres aspects de la réalité, de nombreux statactivistes proposent des indicateurs alternatifs.
Mais nous allons voir qu’il y a deux façons de contester la réalité institutionnelle. Premièrement, certains mettent en évidence les effets pervers insoupçonnés des actions politiques. L’indicateur est alors un indicateur de méfaits qui dévalorise une politique. Deuxièmement, d’autres indicateurs servent à montrer l’importance, la pertinence d’éléments qui ne sont pas pris en compte par les mesures quantitatives institutionnelles. L’indicateur sert alors à valoriser des faits injustement négligés.
Pour compter les effets pervers, on peut ou bien mettre en série des faits qui sont évidemment déplaisants, montrant ainsi leur caractère systématique et répété, ou bien passer par le détour de l’argent, et rappeler le prix – bien entendu trop élevé – d’une politique.
Un exemple extrêmement violent mais, de ce fait, (malheureusement) extrêmement efficace de mise en série des méfaits d’une politique, fut le décompte des suicidés de France Télécom. Dans le livre Orange stressé (2009) Ivan du Roy montre comment des syndicalistes en sont venus à comprendre toute une série de suicides comme liés par une même plainte adressée au management. Il s’agissait alors simplement de les dénombrer et de montrer le caractère systématique du malaise qui régnait dans l’entreprise. Ivan du Roy montrait que certains agents préfèrent l’exit (Hirschman, 2011 [1970]) radical du suicide plutôt que de s’adapter à ce qu’ils vivent comme inacceptable. L’impératif de codage que nous avons identifié plus haut ne retire pas cette ultime liberté aux agents.
Un exemple de décompte financier des méfaits d’une politique publique a été la mesure, d’abord réalisée par Damien de Blic, du coût d’une expulsion de personne sans papier (2009). Ce chercheur, excédé par la politique migratoire de la France, a pu ainsi rendre public un argument percutant, celui des lourds investissements nécessaires pour expulser des travailleurs qui ne demandent qu’à payer leurs impôts.
Le groupe d’artistes danois Superflex pousse ce mécanisme jusqu’à l’absurde dans un projet d’œuvre qui n’a pas été encore réalisé. Elle consisterait à installer un mécanisme de décompte des visiteurs à l’entrée d’un musée et à accrocher le compteur lui-même, l’écran sur lequel les chiffres sont affichés, à l’extérieur du musée, en évidence, pour que chacun, à tout moment, dans la ville, puisse contrôler cet indice de performance du musée municipal. Il s’agit donc, avec une ironie acerbe, de mettre le mécanisme de gestion néolibéral des musées tellement en évidence, qu’il en devient absurde, idiot.
Passons maintenant aux cas d’affirmation de réalités négligées par l’institution. À mi-chemin entre le décompte d’événements et l’estimation d’un prix, on trouve le cas de la mesure des inégalités sociales, et en particulier des inégalités de revenus, et la démonstration de leur accroissement incessant. Parmi les très nombreux travaux qui portent sur ce point, voici deux représentants particulièrement pertinents.
D’abord le BIP 40, un indicateur de mesure des inégalités, lancé par Pierre Concialdi et quelques autres. Ce nom évoque le « CAC 40 » et le PIB, ainsi que le son d’un signal d’alerte (bip, bip…), afin de dévoiler que les bénéfices boursiers engendrent d’importantes inégalités. Pour cela, l’idée a consisté à rassembler des indicateurs déjà distribués dans l’espace public, et à les rapprocher de façon à produire une mesure des inégalités en termes de travail, de salaires, d’éducation, de santé, de logement et de justice, qui, ainsi agrégée, n’était produite par aucune institution.
Bernard Sujobert, représentant CGT à l’INSEE, a raconté au public de Statactivisme comment ce BIP 40 ainsi que d’autres mesures de l’inégalité ont fait évoluer les publications de l’Institut National. Il montre ainsi le rôle crucial qu’a joué le CNIS (Conseil National de l’Information Statistique) dans cette histoire récente. C’est en partie grâce à l’expertise autodidacte et engagée des syndicats de salariés de l’INSEE, représentés au sein de cette instance assez singulière au sein du paysage institutionnel français, que les mesures des inégalités publiées par l’INSEE sont aujourd’hui différentes de ce qu’elles étaient au début des années 1990.
Il est donc parfois possible de quantifier les conséquences indésirables voire intolérables d’actions ou de mécanismes publics. Inversement, il est aussi possible de mettre en évidence des réalités précieuses négligées par les institutions.
On peut sous ce rapport présenter les travaux du FAIR – Forum pour d’Autres Indicateurs de Richesse, représenté par Florence Jany-Catrice – qui propose de mesurer la richesse nationale non plus avec le seul PIB mais avec une extension mesurant la valeur du travail domestique, fourni gratuitement, la plupart du temps par des femmes (Gadrey et Jany-Catrice, 2007).
Concernant les ressources implicites du statactivisme orienté vers les indicateurs, les syndicalistes de Sud doivent ici être traités à part. Ils ont eu cette idée simple de compter les suicides, ce qui ne demande pas de compétence statistique mais plutôt des qualités humaines consistant à aller vers les familles pour comprendre le geste désespéré et déterminer s’il est lié, ou non, aux conditions de travail de la personne concernée. Si oui, la critique exprimée par ces suicidés est radicale, elle remet en cause tout le système de management, pas seulement tel ou tel indicateur. Les syndicalistes additionnent alors simplement les cas de personnes ayant exprimé ce non radical, et laissent entendre que la série pourrait s’allonger.
Pour le reste, la lutte contre les indicateurs institutionnels implique bien entendu qu’on les connaisse assez pour les analyser, les décomposer, et les recomposer ou, dans le cas de Superflex, les copier et déplacer leur lieu de publication. Ce statactivisme nettement moins radical nécessite une certaine compétence technique. Son efficace dépend alors largement de la question de savoir pourquoi, pour mener quelle action les indicateurs institutionnels doivent être remis en cause. L’adaptation des indicateurs d’inégalité a trouvé son usage, qui est une nouvelle réflexion sur la fiscalité, ce qui explique qu’ils aient été repris par l’INSEE. Mais la remise en cause du PIB ne semble, pour l’instant, avoir identifié aucun usage précis dans une gangue de revendications générales et un peu floues. Encore une fois, le possible indiqué par le statactivisme est un arrangement entre l’existence de certaines entités et l’action qu’elles permettraient de mener, une possibilité de faire exister certaines réalités matérielles en les employant à un certain usage qui reste à déterminer.
Ce dernier exemple montre que, sans que ce contraste soit nécessairement une divergence politique, la production d’indicateurs alternatifs couvre tout le spectre allant du pur dévoilement d’un mal, comme dans le cas des suicides de salariés, à des démarches beaucoup plus instituantes et affirmatives.

Conclusion : d’autres nombres pour d’autres possibles

Le statactivisme permet de rassembler une grande variété de pratiques ayant en commun de mettre les statistiques au service de l’émancipation, c’est-à-dire d’une figure du possible, soit en promouvant de nouveaux objets quantifiés et les actes qu’ils permettent de réaliser, soit en cherchant à défaire ceux déjà existants, par le pastiche et la dérision ou par la critique de leurs conséquences. Ces pratiques traversent les mondes instituées, on les trouve à l’université, chez les militants, dans les mondes de l’art. En conclusion de ce texte, nous voyons mieux les raisons qui justifient d’accorder aux statistiques comme argument politique une attention particulière.
Si l’activisme par le nombre est aujourd’hui tellement nécessaire, c’est d’abord en raison du rôle capital joué par les instruments de quantification dans le maintien des fatalités contre lesquelles l’activisme s’élève. En effet, le codage, les catégories, les indicateurs, bref toutes les entités statistiques, apportent une contribution décisive à la construction d’une réalité qui se tienne, aux trois sens distingués par Alain Desrosières : être robustes, pouvoir se combiner entre elles, et tenir les acteurs sociaux dans une certaine forme de coordination (Desrosières, 2008a, p. 12), à l’exclusion des autres. À juste titre dénonçable en tant qu’équipement de base de la cage de fer de la raison économique, la quantification ne doit pourtant pas être désinvestie au profit de l’exaltation des qualités, des singularités et de l’incommensurable.
Un tel renoncement serait une erreur, car la stabilité contraignante des entités statistiques n’est pas inébranlable. L’attention portée aux moments d’instauration des mesures et indicateurs révèle au contraire leur caractère créateur, et souvent leur capacité à en éclipser de plus anciennes. Moyen de réduction de l’incertitude ainsi que des possibilités pratiques des exécutants, la statistique est aussi bien un carrefour disciplinaire (mathématiques, sciences sociales, comptabilité, gestion, etc.) où des rencontres inédites peuvent être favorisées. Alors que la science économique est cadenassée par un unique paradigme dominant, elle intervient en aval d’opérations de quantification qui offrent un certain jeu.
Dès lors, « un autre nombre est possible » : ce qu’une logique hégémonique de quantification a instauré, une pratique statactiviste avertie peut chercher à le défaire, ou au moins à le bousculer. Ce détournement du mot d’ordre altermondialiste n’est pas ici l’incantation d’un possible indéterminé, mais un appel à produire des objets quantifiés qui reconfigurent le possible dans un sens voulu et, on le souhaite, favorable au plus grand nombre. Bien sûr, le sort d’un indicateur alternatif, du calcul du coût d’une politique ou du dénombrement d’une nouvelle catégorie sociale est incertain. Ces initiatives peuvent « prendre » dans l’espace public ou passer inaperçues. Il reste que, par rapport à d’autres productions intellectuelles, les débats et contestations portant sur les nombres en société sont susceptibles de prendre une portée pratique remarquable.

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1 La réflexion sur le statactivisme a pris corps à l’occasion d’une collaboration entre Isabelle Bruno (CERAPS, Université Lille 2), Julien Prévieux, et Emmanuel Didier. Nous nous sommes réunis régulièrement au long de l’année 2011-2012, et nos échanges ont finalement abouti à l’organisation de la journée de rencontre du 15 mai 2012 que nous évoquons ici. Cyprien Tasset, qui avait participé à ces journées, a rejoint Emmanuel Didier pour rédiger ce texte.
2 Haacke a d’ailleurs, par la suite, publié avec Pierre Bourdieu, un livre de dialogues (Bourdieu et Haacke, 1994).